Le salut en mer – Respect et soumission

Le combat d’Orford Ness (1704), par le peintre suédois Ludvig Richarde (1862-1929)

Le 7 août 1704, un convoi suédois escorté par le vaisseau de 56 canons Öland (1681), commandé par le capitaine Gustaf von Psilander, croisa au large de Suffolk une escadre anglaise comprenant huit vaisseaux commandés par l’amiral William Whetstone. Ce dernier exigea d’être salué par les bâtiments suédois, ce que Psilander refusa fermement, conformément aux instructions du roi de Suède qui avait ordonné que ses vaisseaux ne saluassent pas en premier.

Le refus suédois provoqua un violent combat, connu sous le nom d’Orford Ness, qui dura quatre heures environ. L’Öland, seul contre huit, et les navires marchands suédois, furent capturés par les Britanniques. Suite aux protestations de Stockholm, le 56 canons et les navires du convoi furent bientôt rendus à la Suède, et l’ensemble des prisonniers libérés, dont Psilander. Ce dernier rentra en héros dans son pays et fut grassement récompensé par son souverain.

Le combat d’Orford Ness (1704), par Albert Berg (1832-1916)

Ce combat n’est pas sans rappeler celui que se livrèrent en mer Méditerranée le comte de Tourville et l’amiral espagnol Papachino le 2 juin 1688. Ce jour-là, trois vaisseaux français – le Content, le Solide et l’Emporté – croisèrent au large d’Alicante deux navires espagnols. Les deux flottes exigèrent d’être saluées en premier. L’échec des négociations entraina un violent affrontement entre elles alors même que la France et l’Espagne étaient en paix à cette date. Forts de leur supériorité numérique, les Français dominèrent le combat et les Espagnols finirent par accepter de saluer en premier, « forcé par la nécessité » écrira l’amiral espagnol dans son rapport.

Combat du 2 juin 1688 entre Tourville et Papachino, par Jan Luyken (1649-1712)

Comment les escadres de deux pays en paix pouvaient-elles ainsi s’affronter pour une simple histoire de salut ? De tels récits peuvent aujourd’hui étonner et méritent une explication.

Encore aujourd’hui, il est de tradition, lorsque deux navires ou plus se rencontrent en mer, ou encore lorsqu’un navire entre ou passe prêt d’une place de guerre (port, fort…), qu’ils se saluent mutuellement. A l’image de deux personnes se croisant dans la rue, il s’agit à la fois d’une marque de respect et de politesse. Le salut maritime peut se faire de différentes manières. A l’époque qui nous intéresse, il consistait généralement à venir sous le vent, à abaisser les voiles ou le pavillon, ou encore à tirer un certain nombre de coups de canon.

En 1676, le navire qui ramena la dépouille de l’amiral de Ruyter – tué suite à la bataille d’Agosta contre la flotte française commandée par Duquesne – à Amsterdam fut ainsi salué au canon tout au long de son voyage par les vaisseaux et forts français qu’il croisa.

Tout cela était très codifié et non fait au hasard ! Le nombre de coups de canon était toujours impair, jamais pair. Ce nombre variait habituellement de 3 à 21. Plus il y avait de coups et plus le salut était considéré comme courtois. Si un vaisseau était salué par un vaisseau de rang égal à lui, il rendait en principe le même nombre de coups. Si toutefois le vaisseau qui saluait était de rang inférieur, il lui était rendu un nombre de coups inférieur, toujours en nombre impair.

Un exemple célèbre déjà évoqué sur Trois-Ponts! : le 14 février 1778, en baie de Quiberon, le vaisseau français le Robuste du comte de La Motte-Picquet salua très symboliquement – c’est la première fois que le pavillon américain « Stars and Stripes » était reconnu par une puissance étrangère – la corvette USS Ranger, commandée par le capitaine John Paul Jones, en tirant neuf coups de canon en retour des treize coups tirés par le navire américain. Ce dernier tira en effet plus de coups de canon car il était plus petit que le vaisseau français.

Le vaisseau français le Robuste salue au canon l’USS Ranger en baie de Quiberon. Par Edward Moran (1829-1901), U.S. Naval Academy Museum

Le problème était qu’outre la marque de respect, le salut était également perçu comme un acte de soumission, du « faible » au « fort », pour celui qui saluait en premier. Dès lors, le salut en mer posa longtemps problème !

Dés le début du XVIIe siècle, le roi d’Angleterre Jacques 1er considérant que les mers étaient britanniques, exigea que ses navires de guerre soient systématiquement salués en premiers. Cette volonté eut pour conséquence plusieurs crises diplomatiques avec les principales puissances navales européennes de cette époque, notamment les Provinces-Unis et l’Espagne.

Un peu plus tard, le roi Louis XIV, pour qui on le sait la symbolique avait une grande importance, eut la même exigence. Le Règlement du 9 mai 1665 concernant les saluts, le premier à ce propos en France, indiquait ainsi dans son article 5 :

« Mais à l’esgard des vaisseaux du roy d’Espagne sa dite Majesté entend que dans les rencontres de pavillons et estendards esgaux, celuy de France se fasse tousjours saluer le premier en quelque mers que se fasse la rencontre mesmes sur les costes d’Espagne. »

Et dans son article 13 :

« Comme aussy dans les rencontres de Vaisseau à vaisseau de guerre de l’une ou l’autre nation, le françois se fera saluer en premier par l’holandois et l’y contraindra s’il en fait difficulté. »

Le Règlement de 1665 ne disait toutefois rien de précis à propos des vaisseaux anglais. Et pour cause, France et Angleterre traversaient à cette époque une crise diplomatique à propos de cette question. Les deux puissances finirent toutefois par s’entendre sur le fait que lorsque les deux escadres se rencontreraient plus près des côtes de France que de celles d’Angleterre, les vaisseaux anglais salueraient les premiers, et qu’ils seraient salués d’abord dans le cas contraire. Encore fallait-il que les deux escadres s’entendent sur leur position exacte, à une époque où bien évidemment le GPS n’existait pas !

En pratique, en période de paix, les deux flottes faisaient la plupart du temps semblant de ne pas se voir…

Avec le temps, le salut maritime ne fut heureusement plus perçu comme un acte de soumission – mais uniquement comme un acte de respect mutuel – et ne posa dès lors plus véritablement problème.

Respect et robustesse !

Sources :
– Bonnefoux et Paris. Dictionnaire de la Marine à Voile
– Pin, Marie-Amélie. La symbolique sur le vaisseau de guerre français de 1661 à 1680
– Vergé-Franceschi, Michel (sous la direction de). Dictionnaire d’histoire maritime

Une réflexion sur “Le salut en mer – Respect et soumission

  1. Billet très intéressant ! Merci !
    Victor Hugo, dans « Les Misérables », avait évoqué l’usage des ces saluts pétaradants
    (voir blog « Diacritiques » : L’Orion et les inutiles coups de canon de la Marine). J’y ajoute une référence à votre article.

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