Le 27 novembre 1942 est l’une des pages les plus dramatiques de l’histoire de la Marine. Ce jour là, la flotte française se sabordait à Toulon pour éviter de tomber entre les mains de l’occupant allemand. Quatre sous-marins et un petit baliseur parvinrent toutefois à quitter la rade de Toulon et à échapper au désastre. Parmi ces bâtiments, le plus fameux est sans doute le Casabianca, parfois nommé à tort le Casablanca.
Luce de Casabianca, d’origine corse, était le capitaine de pavillon de l’amiral Brueys à bord du vaisseau de 118 canons l’Orient. Lors de la bataille d’Aboukir le 1er août 1798, il fut tué pas un boulet ennemi. Son fils, Giocante Casabianca, âgé de 10 ans, également à bord de l’Orient, fut tué lors de l’explosion du navire pendant le combat. Son nom fut donné au sous-marin qui nous intéresse peu avant son lancement en 1935, à l’initiative du ministre de la Marine de l’époque, François Piétri, également originaire de Corse. Il fut le premier bâtiment français à porter ce nom.
Ce 27 novembre 1942, le Casabianca et son commandant, le capitaine de corvette Jean L’Herminier, entrèrent dans l’Histoire. Fort symboliquement, leur action un an plus tard sera décisive pour la libération de la Corse.
La Seconde Guerre mondiale terminée, le sous-marin Casabianca fut désarmé en 1952. Son nom fut donné à un escorteur d’escadre de 1957 à 1984 puis à un SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) de type Rubis lancé en 1984, toujours en service actuellement. Dés lors, il y a toujours eu, ou presque, un Casabianca dans la Marine française depuis 1935. Cela ne devrait pas changer avant au moins plusieurs décennies car en 2015, le chef d’état-major de la Marine nationale, l’amiral Bernard Rogel, proposait avec succès au ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, de nommer le sixième et en principe dernier SNA de type Suffren : le Casabianca.
Je me suis aperçu en discutant avec des lecteurs de Trois-Ponts! via les réseaux sociaux que cet esprit de suite dans le choix des noms donnés aux navires de guerre français étonnait parfois. Notez qu’il n’est d’ailleurs pas propre à la Marine française, et qu’on le retrouve en fait dans plus ou moins toutes les marines du monde.
J’ai déjà évoqué sur ce site l’origine de cette tradition en France, qui remonte en vérité à l’origine même de la marine de guerre française, au XVIIe siècle : « Il verra par la liste et la lettre de sa Majesté ci-jointes la résolution qu’elle a prise de donner des noms fixes a tous ses vaisseaux de guerre […] qui ne changent jamais. C’est-à-dire que lorsqu’un vaisseau ne sera plus en état de servir. Il en sera bati un autre en sa place qui sera appelé du même nom. » (Extrait d’une lettre de Louis XIV, 1671)
La volonté du Roi Soleil ne sera plus respectée après son règne, pas comme il l’avait souhaité en tout cas. Pour autant, les noms des navires s’étant particulièrement distingués au combat continuèrent d’être donnés aux nouvelles unités, et ce parfois malgré les nombreux et réguliers changements de régimes politiques. Pourquoi ? La question est discutée depuis longtemps. Je citerai pour y répondre deux marins des deux siècles passés :
A. de Jonquières, extrait du Moniteur de la Flotte du 13 février 1857 :
« Un vaisseau qui aura résisté pendant nombre d’années aux éléments furieux et aux boulets ennemis doit-il, une fois condamné à ne plus naviguer, être démoli sans qu’on le fasse revivre en quelque sorte et se continuer dans le nouveau bâtiment qui le remplacera ? Nous ne le pensons point ; et c’est ce même sentiment qui avait suggéré la pensée ingénieuse de toujours de toujours laisser dans la carène de la frégate la Gloire, reconstruite ou renouvelée quatre fois depuis Louis XIV, plusieurs pièces de bois ayant appartenu à celle même qui, sous le commandement de Duguay-Trouin, s’était acquise une si éclatante renommée. »
L’amiral Castex, extrait du Moniteur de la Flotte du 14 août 1926 :
« Le lien avec le passé est, en effet, ce que nous devons rechercher avant tout. Rien n’est plus noble, rien n’est plus élevé, rien n’exprime mieux l’effacement de l’individu devant l’idée et l’œuvre, rien ne matérialise davantage la continuité et la hauteur sereines de celles-ci que de faire apparaitre la trame invisible, la chaine sans brisure qui unit les acteurs du présent à ceux qui les ont précédés, celle qui les unira à leurs successeurs, celle-là même qui assure au cours des siècles l’indissoluble union de ceux qui ont pratiqué le culte du même pavillon. Un corps s’honore en vivant dans cette religion du souvenir, et il se prépare par là même aux grandes heures qu’un avenir incertain lui réserve sans cesse.
Il en recueille un bénéfice moral immédiat. C’est la chaleur qui rayonne de ce foyer d’idéal. C’est la volonté qui s’en dégage fatalement de faire avec les outils d’aujourd’hui les mêmes grandes choses que les ancêtres ont faites avec les leurs. C’est le désir dont on se sent gagner de traverser avec le même courage et la même intelligence des épreuves pareillement cruelles. Le spectacle de l’action de jadis est par lui-même générateur de l’action de demain, et, comme l’a si bien dit Jean Jaurès : Les gloires du passé ne sont vivantes que pour les peuples vivants.«
Je ne peux m’empêcher pour finir cette brève réflexion de citer le capitaine de vaisseau Étienne Farret (1849-1917), déjà évoqué sur ce site :
« […] Il existe la tradition particulière à chaque bâtiment, qui représente l’idée Famille. Il est utile que chaque homme qui a l’honneur de monter un bâtiment de guerre, sache les faits historiques que réveille le nom écrit en lettres d’or sur le couronnement. Il s’établit ainsi entre nos prédécesseurs et nous ce lien, élément d’émulation, qui constitue la tradition de chaque navire. […] »