« Noms de bateaux »

Onomastique navaleExtrait du journal L’Echo d’Alger, 23 avril 1928, un article écrit par Edmond Delage (1886-1968), qui fut notamment professeur à l’École navale, rédacteur en chef de la revue « Défense nationale » et Président de l’Académie de Marine (1956). (Source DataBNF)

« M. Georges Leygues vient de baptiser lui-même une vingtaine de nouveaux bâtiments de guerre. Tenue, casquette, casque – car les marins, ne l’ignorons pas, sont outre-mer, casqués, et fort bien depuis l’adoption du nouveau modèle, semblable à celui des administrateurs coloniaux, – noms de bâtiments, tout cela n’a pas, dans une marine en belle santé, la simple importance d’accessoires. Ces noms que nos matelots portent sur leur bonnet en lettres d’or, jusqu’au bout du monde, sont un peu comme ceux qu’on voit brodés sur la soie des drapeaux de régiment. Ils n’ont pas le droit d’être laids, ni indifférents. S’ils joignent à l’élégance un peu de gloire française, s’ils sont commodes, pittoresques, s’ils disent quelque chose à l’œil ou au cœur d’un équipage – et du public – ce sont de bons noms : il faut les donner, ou les maintenir…

N’y aurait-il pas, d’ailleurs toute l’histoire de la marine à écrire, à propos de ces noms ? Pourquoi ne les célèbre-t-on pas, à bord, comme les anniversaires de personnalités toujours vivantes ? Ce serait une jolie coutume à instaurer : la fête du bateau.

Comme toutes choses, l’onomastique navale a évolué, au cours des siècles, et des régimes. Nos pères se battirent, tout d’abord, sur des nefs aux noms liturgiques : à l’Écluse, sur le Jésus-Christ, l’Hotel-Dieu, la Sainte-Marie-Madeleine ; mais un peu plus tard le fameux corsaire breton Coëtanlem écumait la mer, comme la ménagère son pot, sur la Cuiller.

Au dix-septième siècle, les noms deviennent fringants, guerriers : Ferme, Solide, Brave, Fanfaron, Boute-Feu.

Les corsaires, comme le tout jeune Jean Bart, embarquent sur le Cochon-Gras, le Chien-Galeux, le Chasseur-Borgne, noms détestés de l’Anglais. Les vaisseaux du grand roi portent des noms parfois majestueux : Soleil, Dauphin-Royal. Les frégates du dix-huitième siècle ressemblent à de jolies femmes : Boudeuse, Friponne, Brune, Blonde, Heure-du-Berger ; ou à des déesses : Iphigénie, Minerve, Melpomène. Louis XVI voulait baptiser trois vaisseaux du nom de trois illustres marins. La Révolution démocratise ses escadres : la Couronne, le Dauphin-Royal, le Diadème deviennent le Ça Ira, le Sans-Culotte, le Brutus. Napoléon met en chantier le Gaulois, le Charlemagne, l’Austerlitz, l’Iéna.

La marine de la troisième République a souvent mis sa coquetterie à conserver les anciennes traditions, mais jusqu’à la guerre elle a parfois baptisé ses navires avec un éclectisme qui a confiné au désordre. Elle n’a même pas toujours évité le ridicule où l’a entraînée l’ardeur démocratique de certains successeurs de Colbert. Edgar-Quinet, Jules Michelet, le paisible et ironique Ernest Renan (leurs bateaux sont trop familièrement surnommés Jules et Ernest par les équipages) se sentent-ils bien à l’aise parmi les canons et les gens de mer ?

Après la guerre, la reconstitution de la flotte a permis de nombreux baptêmes. Ils ont été, généralement, heureux. Les trophées ex-allemands ou autrichiens ont reçu de beaux noms de villes bien françaises : Metz, Strasbourg, Mulhouse, Thionville, ou de marins, bravement morts pour le pays : Amiral-Senès, Delage, Rageot-de-la-Touche, André-Morillot, Matelot-Leblanc, et bien d’autres.

Pour les bâtiments qui sont déjà en service, ou sortent cette année des chantiers, ou vont être mis sur cale, M. G. Leygues et ses collègues paraissent s’être inspirés de règles fort sages. Ils ont surtout voulu renouer la trame de la vie de ces navires si modernes, si puissants, techniquement si perfectionnés, à l’histoire glorieuse de la vieille marine à voiles. Les trois nouveaux croiseurs en service portent les noms de grands marins. Duguay-Trouin, La-Motte-Picquet, Primauguet évoquent ceux de trois de nos meilleurs commandants d’escadre aux dix-septième, dix-huitième, seizième siècles. Suffren, Duquesne et Tourville furent, sans doute, les trois plus Grands de l’ancienne monarchie : aussi leur a-t-on réserve le tonnage de 10.000 tonnes. Le septième, que vient de baptiser le ministre, porte le nom de son modèle, le plus génial organisateur naval qu’ait eu jusqu’ici la France : Colbert.

Les torpilleurs ont reçu des noms variés, pittoresques, la plupart déjà portés avec honneur dans les flottes d’autrefois.

Six grands fauves sont en service : les contre-torpilleurs Jaguar, Panthère, Léopard, Lynx, Chacal, Tigre. Des noms de vents, tous également expressifs, ornent l’arrière des premiers torpilleurs de 1.500 tonnes : Sirocco, Tornade, Tramontane, Typhon. Sur les trois 2.600 tonnes en achèvement, nous retrouvons trois noms féroces : Guépard, Bison, Lion. Les 15.000 tonnes suivants auront de bien jolis noms de jadis : Adroit, Mars, Fortuné, la Palme, la Railleuse, ou sentirent leur terroir : Brestois, Boulonnais, Basque, Bordelais. Les six premiers nouveaux grands sous-marins en service sont des monstres marins : c’est la série des Requins ; les premiers 600 tonnes de gracieuses divinités, chères à l’ancienne marine : Ondine, Ariane, Circé, Calypso, Eurydice, Galatée.

M. Georges Leygues a suivi cette heureuse veine, toujours facile à exploiter : nous aurons bientôt comme sous-marins de première classe un Achille, un Ajax, un Achéron, un Argo, un Actéon – mais il faudra peut-être faire un petit cours de mythologie aux engagés et aux inscrits – et, comme sous-marins de deuxième classe, une Amphitrite, une Antiope, une Atalante, une Amazon, noms faits pour la poésie, bien séduisants pour des porte-torpilles. A M. Borel, savant mathématicien, nous devons un Pascal, un Pasteur, un Henri Poincaré, un Poncelet. Le Surcouf, grand sous-marin de croisière, patrouillera, seul, comme son parrain, les grandes routes océaniques. M. Georges Leygues aime Jules Verne. Le Jules-Verne et le Nautilus sont déjà bien accueillis par les jeunes Français. Les trois grands contre-torpilleurs projetés reprennent des noms déjà glorieusement portés et désormais immortels dans notre histoire : Vauban, Valmy, Verdun. Les torpilleurs portent les bons vieux noms de Forbin, Frondeur, Fougueux, Foudroyant.

S’il était permis de critiquer même les mesures les meilleures, on pourrait peut-être reprocher à notre nouvelle nomenclature un certain manque de logique et de commodité au point de vue de l’utilisation militaire des bâtiments. A cet égard, des marines étrangères, comme l’américaine, l’allemande, et, à un moindre degré, l’anglaise, nous sont nettement supérieures. Un navire américain porte-t-il un nom d’État ? C’est un bâtiment de ligne ; de ville ? c’est un croiseur ; de marin notoire ? c’est un torpilleur. La même règle, simple, pratique, était et est encore appliquée dans la marine allemande : les cuirassés ont reçu des noms de pays : Hessen, Branschweiig, Elsas. (Quand aurons-nous notre Alsace ?) ; les grands croiseurs, ceux d’hommes célébrés Moltke, Gœben ; les petits, de villes Stettin, Emden ; les torpilleurs, des numéros et des initiales.

Cette règle de l’initiale est très en honneur sur les croiseurs, les torpilleurs et les sous-marins des Anglais, chez qui règne, par ailleurs, le désordre le plus pittoresque. Des séries entières portent des noms commençant par la même lettre : par exemple, les petits croiseurs C. Caledon, Calypso, Caradoc, Centaure, Concord. L’amirauté possède de même des séries de destroyers du type Wakeful, Watchman, Walker, … M. G. Leygues semble avoir reconnu l’avantage de cette méthode avec ses trois Vauban, Valmy, Verdun, ses Forbin, Frondeur, Fougueux, ses Achille et Ajax. Mais il est déjà bien tard pour l’appliquer. Ces bateaux seront exceptionnels dans notre flotte.

Enfin, qu’il nous soit permis d’émettre le même vœu que le commandant Paul Chack, dans son joli livre sur le blocus. Les bateaux vieillissent, disparaissent. Certains noms glorieux entre tous ne devraient pas mourir, mais passer automatiquement à un successeur — tel, par exemple, celui du pur héros Roland Morillot, qui se laissa engloutir avec son sous-marin, le Monge plutôt que de se rendre aux Autrichiens. »

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