Le combat à la mer au temps de la marine à voile

(Extrait du n°274 de la revue Neptunia, éditée par l’Association des Amis du Musée de la Marine. Article écrit par Patrice Decensière, mis en ligne sur Trois-Ponts! avec son aimable autorisation.) – Lien vers le site internet de l’AAMM.

La haute technicité sur laquelle repose la guerre navale moderne tend à nous faire considérer comme primitive la manière de combattre sur mer au temps de la marine à voile. Pourtant, les marins qui armaient ces vaisseaux et ces frégates construits en bois ne comptaient pas que sur leur bravoure pour vaincre les ennemis : la marine a toujours été une arme technique. La conduite des bâtiments de guerre sous le feu de l’ennemi exigeait un savoir-faire qui ne s’acquérait qu’au terme d’une longue expérience à la mer. Beaucoup de fables entourent les combats navals du temps de la marine d’antan : la réalité était tout à la fois plus complexe et plus prosaïque. On ne traitera ici que de la pratique des combats qui opposent deux navires. Les batailles, où s’affrontaient des formations navales, comme des escadres, constituent un sujet plus large englobant la tactique navale et les techniques de signalisation, même si ces batailles rangées dégénéraient parfois en une mêlée confuse où la plupart des bâtiments finissaient par s’affronter en duels singuliers.

Combat de l’Amazone contre la frégate anglaise Santa Margarita le 29 juillet 1782. Cette représentation, bien que très postérieure au combat, paraît assez fidèle à la réalité de la guerre sous voiles au cours du XVIIIe siècle. Les deux bâtiments courent au près, les basses voiles sur cargues. La fumée de la canonnade obscurcit la vision des combattants, et donc la possibilité de bien ajuster le tir. L’Amazone, qui a l’avantage du vent, est en train de perdre son grand mât, ce qui détermine l’issue du combat* : la perte d’un élément important du gréement est le danger le plus grave qui menace un bâtiment au combat. L’Amazone était l’une des frégates construites en 1778 par le chantier Dupuy-Fromy, de Saint-Malo (Neptunia n° 268). Elle fut reprise par les Français dès le lendemain du combat. Aquarelle exécutée par Fréderic Roux en 1827, pour l’Album de l’amiral Willaumez. © MnM, ref J 1102, cl. P. Dantec

Le navire à voile comme machine de guerre

Les navires de guerre à voiles étaient armés d’une forte artillerie disposée en batterie. Les sabords étaient percés dans les murailles les plus épaisses, qui constituaient de véritables « blindages », rarement transpercés par les boulets qui les frappaient [1]. En revanche, la proue et surtout la poupe étaient fort mal protégées. On combattait donc de manière à faire le meilleur usage de l’artillerie de sabord, et, sauf circonstances exceptionnelles, on livrait bataille « bord à bord », chaque navire présentant à l’adversaire l’ensemble de sa batterie d’un bord ou de l’autre.

Navigant à la voile, les adversaires dépendaient de la force du vent et surtout de sa direction. Il était donc indispensable de manœuvrer en conséquence avant même le début des combats. La réussite ou l’échec de ces manœuvres préliminaires étaient souvent l’élément qui décidait de l’issue de l’affrontement. Bien avant d’engager le combat, il convenait donc de prendre les mesures tactiques qui s’imposaient.

Reconnaître qu’une voile aperçue au loin est ennemie

A la mer, les bâtiments de guerre postaient une vigie sur les barres de perroquet. Depuis cette position, et par temps clair, il était possible d’apercevoir la mâture d’un vaisseau de ligne à près de trente kilomètres. Les marins de l’époque distinguaient très facilement les navires de guerre de ceux du commerce, même à grande distance. En général, les bâtiments de guerre portaient une voilure plus haute qui s’apercevait en premier. Ils utilisaient plus fréquemment leurs perroquets, que l’importance de leurs équipages permettait d’établir plus facilement. Cette voilure trahissait un souci de vitesse qui était rarement partagé par les marins du commerce dont les effectifs, à bord, étaient très réduits. La route suivie par la voile émergeant à l’horizon était également une bonne indication de sa nature et, souvent, de sa nationalité. Au fur et à mesure que l’on se rapprochait, les détails de son gréement, puis les particularités du corps du bâtiment achevaient de lever les doutes.

La reconnaissance d’un navire à l’horizon indiquait généralement qu’on était reconnu par lui [2]. Il était parfois utile d’essayer de donner le change pour gagner du temps, soit en fuyant afin d’attirer l’adversaire vers une force amie demeurée au-delà de l’horizon, soit en « donnant chasse », comme si l’on disposait d’une telle force derrière soi, soit encore en se comportant comme un bâtiment neutre que la vue d’un bâtiment de guerre ne concernait pas.

Combat du Guillaume Tell contre la frégate HMS Pénélope (30 mars 1800). Le vaisseau fuit devant une force supérieure apparue à l’horizon : il est poursuivi par une frégate anglaise, plus rapide, qui réussit à lui administrer plusieurs volées en poupe et qui parvient à le démâter de son grand mât et de son mât d’artimon, privant le Guillaume Tell de toute possibilité de manœuvrer. Peinture d’Arthur Ackland Hunt (1841-1914).

Fuir l’ennemi ou lui courir dessus

Selon l’opinion que l’on s’était faite de la nationalité et de la force de la voile inconnue, on était confronté à plusieurs choix. Si elle s’avérait neutre, on poursuivait sa route ou on se déroutait pour échanger des informations. En revanche, si le bâtiment était reconnu comme ennemi, on pouvait lui « donner chasse » si on estimait que le combat pouvait être engagé avec une certaine chance de succès. Dans le cas contraire, on « prenait chasse », c’est-à-dire qu’on fuyait.

La poursuite se déroulait de manière différente selon la position par rapport au vent du chasseur et du chassé. Si le chassé était sous le vent, il s’agissait d’une simple question de vitesse pure et l’avantage était au navire dont la carène était la plus propre, ou qui pouvait établir la voilure la plus importante. Dans ce cas, on évitait l’allure du vent arrière qui n’est pas la plus rapide, et qui peut être dangereuse par mer formée. Si le chassé se trouvait exactement dans le lit du vent, il était plus efficace de le chasser par une suite de petits bords de grand largue.

Dans le cas où le chassé se trouvait au vent, il bénéficiait d’un avantage qui ne pouvait être compensé que par une vitesse supérieure et/ou par une meilleure manœuvre. Le chasseur ne pouvait se rapprocher qu’en louvoyant. Son succès supposait que ses virements de bord soient exécutés de manière plus prompte que ceux de son adversaire et qu’il sache mieux mettre à profit d’éventuelles sautes de vent. À vitesse égale, c’est donc le meilleur manœuvrier qui chassait le plus efficacement contre le vent.

Les bâtiments à gréement carré pouvaient difficilement serrer le vent à moins de six quarts (67°) [3]. Cela ne posait pas de problème particulier quand il s’agissait de chasser un bâtiment gréé de la même manière. Mais, si un bâtiment à gréement carré, une frégate ou une corvette, cherchait à rejoindre un bâtiment à gréement longitudinal, celui-ci ne pouvait pas être rattrapé dans ces conditions, car il était capable de remonter à 45/50° du vent. C’est la raison pour laquelle les Barbaresques restaient fidèles au gréement latin, et que les petits corsaires du Ponant étaient souvent gréés en lougre, en goélette, etc.

Vaisseaux se disputant le vent avant d’engager le combat. Le bâtiment de droite est en train d’entamer un virement de bord (les voiles d’avant sont sur le mât, celles de l’arrière sont déventées, prêtes à être contrebrassées) pour essayer de reprendre l’avantage sur un adversaire qui semble être à son vent. (Nicolas Ozanne : Marine Militaire, 1762)

Combattre au vent ou sous le vent de l’ennemi ?

Arrivé à proximité du chassé ou rattrapé par le chasseur, il fallait le plus tôt possible adopter une route et une voilure qui permettent de gagner une position favorable par rapport à l’ennemi en fonction du vent. L’alternative était de combattre au vent de l’adversaire ou bien sous son vent. Les avantages et inconvénients du combat au vent et sous le vent ont été maintes fois décrits :

  • Combattre sous le vent de l’adversaire.

La fumée des canons envahit le bord et le feu de la bourre des valets qui, repoussée par le vent, retombe en pluie sur les servants. Ils peuvent occasionner des accidents et gêner le service de l’artillerie. En revanche, la gite permet de mieux atteindre le gréement de l’adversaire. Elle permet également aux vaisseaux de se servir de leur batterie basse, la plus puissante, même lorsque la mer est forte.

  • Combattre au vent de l’adversaire.

La fumée de l’artillerie s’échappe du bord, mais peut cacher l’ennemi qu’on ne distingue plus que par la lueur du feu de son artillerie. La gite est moins commode pour atteindre le gréement, et interdit l’usage de la batterie basse des vaisseaux, dès que la mer est formée. De plus, le canon a tendance à revenir de lui-même au sabord en raison de la gite. Ceci ralentit la cadence de tir ou « vivacité du feu ». En effet, à moins d’avoir un excellent entrainement, et bloquer la pièce avant qu’elle ne reparte d’elle-même en avant, il faut rehaler le canon en dedans pour le recharger.

Mais l’avantage principal de la position au vent de l’adversaire est de permettre de prendre l’initiative d’engager le combat et, parfois, de manœuvrer de manière à lui administrer une volée en poupe (ou en proue), comme on le verra par la suite, ou à l’aborder.

En résumé, sauf lorsque la mer est assez creuse pour gêner ou même empêcher le service de la batterie basse, la position de combat au vent est la plus favorable. C’est la raison pour laquelle les combats navals sont toujours précédés d’une phase où chacun des deux adversaires cherche à « prendre l’avantage du vent » sur son opposant. [4]

Vaisseau administrant à son adversaire un tir en enfilade par l’avant. Cette manœuvre n’est réalisable que pour le bâtiment qui combat au vent. On observe que celui-ci a mis ses voiles sur le mât pour ralentir son allure, ce qui lui donne plus de temps pour faire donner son artillerie de sabords sur la proue de son adversaire. Ce dernier a également contrebrassé ses voiles, sans doute pour essayer d’abattre et de présenter à nouveau sa batterie à l’ennemi. (Nicolas Ozanne : Marine Militaire, 1762)

Disputer le vent à l’ennemi

« Chicaner le vent », comme l’écrivaient joliment certains officiers de marine de l’Ancien Régime, consistait à manœuvrer de manière à prendre et conserver cet avantage. Naturellement ce type de manœuvre n’avait pas de raison d’être lorsque l’un des navires se trouvait nettement au vent et que son adversaire ne pouvait pas lui
disputer cette position… Mais il arrivait parfois que le vent ne soit pas le même pour chacun d’eux, en force et parfois en direction. D’autre part, les manœuvres d’approche pouvant prendre plusieurs heures, il n’était pas rare que le vent change, et qu’il adonne ou refuse de quelques quarts, ce qui favorisait l’un ou l’autre des adversaires. Toute l’habileté du manœuvrier consistait donc à faire la route la plus rapide en tenant le plus près du vent, et à profiter de la moindre saute de vent pour prendre l’avantage. Cela consistait naturellement à loffer dans les adonnantes et dans les rafales, mais également à ne pas hésiter à virer de bord dans le cas où le vent refuse.

Les possibilités de manœuvre reposaient naturellement sur la compétence du commandant et sur l’entrainement de son équipage, mais aussi et surtout sur la capacité du bâtiment à bien remonter au vent, caractéristique « d’un bon boulinier ». Cet avantage résultait d’un grand nombre de mesures qui devaient être prises dès l’appareillage et qui devaient être constamment contrôlées en mer (en modifiant au besoin la répartition du lest « volant » qui pouvait améliorer l’équilibre sous voiles au près). Les principaux facteurs qui influaient sur la qualité du « près » étaient la possibilité d’établir une voilure plus importante sans susciter une gite trop prononcée [5], mais également la possibilité d’orienter les voiles carrées plus « en pointe ». Cette dernière considération est la raison pour laquelle, sur les bâtiments de guerre, le premier hauban de chaque mât est généralement garni d’un palan et non d’un cap de mouton. On pouvait ainsi mollir ce premier hauban sous le vent, et orienter les vergues plus près du vent.

Combat naval entre deux vaisseaux (extrait), Nicolas Ozanne, Marine Militaire, 1762.

Combattre bord à bord

Au moment qu’il juge le plus favorable, le bâtiment qui a réussi à prendre l’avantage du vent, abat pour se rapprocher de son adversaire et le combattre. Arrivé à distance convenable, il loffe pour revenir au près et garder ainsi l’avantage car il peut abattre à son gré, pour profiter d’une faiblesse ou d’une hésitation de son adversaire, tandis que celui-ci ne peut loffer sans prendre le risque de « faire chapelle » et de rester planté bout au vent.

Les basses voiles sont carguées, afin de dégager la vue. On combat en général sous huniers seuls, les perroquets ne sont établis que si le vent n’est pas assez fort. On conserve un ou deux focs ainsi que l’artimon afin de rester bien manœuvrant. En réalité, on naviguait rarement au près serré sous le feu de l’ennemi, mais plutôt au près « bon plein », afin de réduire le risque de masquer en cas de saute de vent.

À quel moment ouvrait-on le feu ?

La portée théorique des canons de l’époque est de l’ordre de quatre encablures (800 m), mais on ne combattait jamais à de telles distances où l’on n’avait à peu près aucune chance d’atteindre l’adversaire. La réglementation française précisait d’ailleurs que le combat ne devait être commencé « que lorsqu’on sera assez prêt pour que tous les coups portent à bord de l’ennemi » c’est-à-dire « à portée de fusil et vergue à vergue » [6].

En pratique, les récits de combat donnent l’impression que les adversaires étaient parfois impatients d’ouvrir le feu sans attendre d’être à portée de tir efficace. Même les équipages anglais, qui avaient la réputation d’être plus disciplinés, semblent avoir eu de la peine à contenir leur impatience à ouvrir le feu : c’est ainsi que l’artillerie du HMS Ramillies, vaisseau amiral de Byng à la bataille de Minorque, commença son tir à plusieurs centaines de mètres de distance, bien avant que le signal ne lui en soit donné, alors que les canons avaient été préparés à double charge (deux boulets ou boulets et mitraille), ce qui n’est efficace qu’à très courte portée [7]. Il est vrai que lors de cette bataille, les Français avaient commencé à faire donner leur artillerie de plus loin encore.

La première bordée est souvent la plus efficace, car c’est la seule qui puisse être correctement ajustée, et qui n’est pas gênée par la fumée de l’artillerie. Après elle, la belle ordonnance des bordées se déréglait progressivement, et chaque pièce faisait souvent feu aussitôt qu’elle était rechargée.

Dans les faits, il semble bien que l’on combattait souvent à quelques dizaines de mètres de distance seulement, d’où l’expression « combattre vergue à vergue », de manière à pouvoir profiter immédiatement de toute faiblesse ou de toute hésitation de l’ennemi en l’abordant ou en lui administrant une bordée en enfilade.

C’est naturellement le bâtiment au vent qui réglait la distance de combat, puisqu’il lui suffisait d’arriver pour se rapprocher. Il devait toutefois conserver un certain espace, afin d’éviter d’aborder involontairement son adversaire par une abattée accidentelle. En outre, à petite distance, le bâtiment sous le vent, sans être nécessairement totalement déventé par son adversaire, recevait un vent perturbé par celui-ci, ce qui compliquait le réglage de ses voiles. De toute manière, la hausse des canons étant limitée, il y avait une distance minimale à respecter pour pouvoir atteindre le gréement de l’adversaire, en particulier pour le bâtiment au vent. Si l’on combattait de trop près, la grosse artillerie ne pouvait atteindre que le corps du bâtiment ennemi, ce qui était d’une efficacité réduite.

Comment faisait-on feu ?

Les navires constituaient une plateforme mouvante pour l’artillerie. Il n’était donc pas possible de pointer les pièces comme on pouvait le faire à terre. En outre, la fumée obscurcissait souvent la vue de l’adversaire, et l’on n’avait parfois d’autre ressource que de deviner celui-ci à la lueur de ses tirs. Tout au plus pouvait-on orienter légèrement les canons vers l’avant ou vers l’arrière pour faire feu « en chasse » ou « en retraite » sur un navire qu’on rattrapait ou qu’on fuyait. Mais, dans ces cas, l’angle de tir était limité par la largeur des sabords. Au combat bord à bord, on faisait feu « en belle », c’est-à-dire avec la pièce bien dans l’axe du sabord. On utilisait toutefois les coins de mire pour corriger l’effet de la gîte moyenne en élevant la volée si l’on combattait au vent, ou en la rabaissant dans le cas contraire.

L’allure du près, à laquelle on combattait le plus souvent, limitait le roulis mais ne pouvait le supprimer. Les chefs de pièces utilisaient donc le mouvement régulier du navire pour faire feu au moment opportun. La question du « moment opportun » soulève celle des différents types de tir : tir « en plein bois » ou tir « à démâter ».

Les bâtiments de guerre de la marine à voile étaient protégés par des murailles épaisses qui arrêtaient la plupart des boulets [8] et que l’on pouvait assez facilement réparer pendant le combat les dommages les plus graves. Au XVIIIe siècle, les exemples de navires ayant sombré sous le feu de l’ennemi sont très rares. En revanche, la mâture et le gréement étaient vulnérables, car un bâtiment qui perd une partie de sa voilure n’est plus équilibré : s’il perd une voile d’avant (la misaine par exemple), il tend à loffer de manière irrésistible, et inversement s’il perd une voile d’arrière. C’est pourquoi on attachait une grande importance à doubler les manœuvres principales avant d’entamer le combat. Cependant, rien ne permettait de pallier la perte d’un élément de la mâture. C’est pourquoi celle-ci constituait la cible principale de l’artillerie de sabord. Les dégâts collatéraux causés au gréement et aux voiles étaient plus facilement réparés, mais ils affaiblissaient la mâture. Les voiles de l’époque supportaient le combat sans trop faiblir, mais la rupture d’une de leurs ralingues entraînait de grands risques de déchirure. Un bâtiment dégréé, en totalité ou en partie, était soit immobilisé, soit incapable de manœuvrer, il devenait alors une proie facile et ne pouvait plus éviter de recevoir une bordée meurtrière dans ses parties les plus vulnérables par une volée en poupe ou en enfilade.

Le tir « à démâter » était très aléatoire, mais un coup heureux pouvait décider de la victoire. Les instructions du XVIIIe siècle prônaient le tir contre le mât de misaine, et suggéraient de viser la mâture au niveau du trélingage, là où le gréement est plus compact. Cette dernière recommandation était vivement combattue par un certain nombre d’officiers qui privilégiaient le tir « au ras des gaillards » qui, non seulement pouvait faire des ravages dans l’équipage, mais également endommageait les haubans, leurs rides et toutes les manœuvres qui sont renvoyées sur le pont [9]. C’est pourquoi les instructions françaises recommandaient naturellement de tirer au « relevé » du roulis, ce qui permettait également d’éviter les « coups à l’eau » [10].

L’examen des dommages subis par les vaisseaux au cours des combats du XVIIIe siècle montre toutefois, qu’à l’époque, les boulets frappaient en réalité tout autant la muraille que la mâture [11]. Les premiers tirs étaient relativement réglés, par « bordées » ordonnées par les officiers responsables de chaque pont d’artillerie. Mais, au cours du combat, le tir perdait de sa précision, et on ne peut pas écarter l’hypothèse que les servants faisaient feu dès que leur pièce était rechargée, sans trop se préoccuper d’attendre que la cible se présente correctement au roulis. La discipline de tir ne semble s’être imposée que petit à petit. En fait, ce n’est donc sans doute pas la justesse du tir qui faisait la différence, mais plutôt l’intensité du feu, c’est-à-dire la cadence de tir [12].

Entraînement des canonniers français en 1755. L’instruction s’effectuait en partie dans des répliques de batteries de vaisseaux édifiées à terre, dans des conditions assez différentes de celles qui prévalaient à la mer. (Détail de la Vue du parc d’artillerie de l’arsenal de Toulon, par Joseph Vernet. © MnM ref.5-OA-2D

Cadence de tir

La question de la cadence de feu dont étaient capables les équipages de la marine en bois a donné lieu à des affirmations contradictoires entre lesquelles il est bien difficile de trancher.

Jean Boudriot estime celle-ci à huit minutes pour les pièces de 36, à cinq pour celles de 18 et à quatre pour celles de 8 [13]. Quant à Andrew Lambert, il cite une cadence un peu inférieure à un coup par minute [14]. L’importance de l’écart entre ces deux estimations décrédibilise, en partie, l’une et l’autre. On ne dispose naturellement pas de véritables chronométrages exécuté au combat sous l’Ancien Régime. Une des manières permettant de reconstituer, approximativement, la cadence réelle de tir sous le feu de l’ennemi, consiste à étudier la consommation de projectiles pendant une phase de combat chronométrée. Les données de ce type sont assez rares, et il faut les prendre avec prudence, car la « vivacité » du feu (comme écrivent les contemporains) n’est pas constante tout au long d’un combat, toutes les pièces n’étant pas nécessairement battante en même temps ; d’autre part, il faut tenir compte des tirs à charge double, des incidents de tir, etc. Néanmoins, lorsqu’on a la chance de disposer de ce type de données sur une durée courte (quelques dizaines de minutes), on peut envisager l’hypothèse que la cadence de tir a pu y avoir été assez homogène. Ainsi, par exemple, le procès de l’amiral Byng a permis d’enregistrer les dépositions de plusieurs témoins de la bataille de Minorque (1756). Le maître canonnier rapporta que le HMS Ramillies avait consommé 800 projectiles de tous calibres pendant une action d’une durée de 15 à 16 minutes (chronométrage effectué par le capitaine Hervey, depuis le HMS Phoenix). Le détail des munitions consommées, par calibre, ainsi que les précisions données sur le chargement initial des pièces (charge double), permettent de tenter d’évaluer la cadence approximative de tir sur chacun des trois ponts du Ramillies. Sur les premiers et seconds ponts, armés respectivement de pièces de 32 et de 18, la cadence est d’environ cinq minutes ; celle-ci s’accélère à environ trois minutes sur le troisième pont muni de pièces de 12 [15]. Cet intervalle entre les tirs peut paraître long, mais le nettoyage et le chargement des canons, notamment des grosses pièces de batterie, puis la préparation du tir, nécessitent une succession d’opérations qui doivent être exécutées, parfois en force, mais toujours avec de grandes précautions.

Quoiqu’il en soit, les marines de l’époque se sont employées à améliorer l’entraînement de leurs équipages. En particulier les Anglais qui pratiquaient quotidiennement à la mer des exercices de manœuvres de leur artillerie. Ils provoquaient l’émulation entre les bordées et réalisaient parfois des tirs réels sur cible flottante. D’autre part, diverses méthodes furent employées pour gagner du temps entre chaque tir comme la généralisation des platines de mise à feu (à partir de 1780), qui est réputée avoir réduit d’un tiers le temps nécessaire à la mise à feu [16]. On peut citer également les essais de tir « à bragues longues » mentionnés par Montgéry. Cette pratique, qui consistait à recharger sans remise du canon au sabord, demandait beaucoup de précaution pour éviter les risques d’incendie que pouvait causer l’éjection des valets enflammés. Ces diverses améliorations, ainsi que les automatismes acquis au terme d’un entraînement sévère, contribuèrent à améliorer la cadence de tir et, à l’extrême fin du XVIIIe siècle, l’amiral Jervis put fixer un objectif de 100 secondes entre chaque tir, ce qui parait quand même ambitieux, au moins pour la grosse artillerie de sabord.

On peut mesurer les progrès réalisés en comparant la cadence de tir des pièces de 18 du Ramillies en 1756 (5 minutes), avec celui des pièces de même calibre sur la frégate Shannon lors de son combat contre la frégate américaine Chesapeake en 1814. Ces cadences ont été mesurées faire feu à temps moyen de 2 minutes 24 secondes entre chaque tir, au cours d’un échange d’artillerie n’ayant duré que 11 minutes [17].

En 1816, le lieutenant de vaisseau de Montgéry, qui avait participé à de nombreux combats sous l’Empire, estimait qu’à bord des vaisseaux français, la cadence de tir des pièces de batterie (calibres de 24 et de 36) était de l’ordre d’un coup toutes les quatre à cinq minutes. Il précisait qu’un équipage très bien exercé n’avait pas besoin de plus de trois minutes pour charger et tirer les canons de 18. Il ajoutait que les Anglais n’avaient en général besoin que de 80% du temps nécessaire aux canonniers français [18]. Cette différence de rythme de tir, extrapolée à l’ensemble de l’artillerie de sabord lors d’un combat d’une demi-heure entre deux vaisseaux de 74 canons, donne aux Anglais un avantage de quelques dizaines de boulets ce qui, parfois, pouvait faire la différence.

Comment prendre l’avantage sur l’adversaire ?

Le premier qui parvenait à endommager sérieusement le gréement de son adversaire prenait un avantage certain. Cependant, il arrivait que le combat se poursuive longtemps de manière indécise. Le bâtiment combattant au vent, même affaibli, avait la possibilité de forcer sa chance en manœuvrant. Il pouvait par exemple masquer brutalement, se laisser dépasser, puis à abattre juste derrière son adversaire pour lui envoyer une bordée en poupe au passage. Cette manœuvre hardie demande un bon entraînement, car il faut que les servants réussissent à passer d’une batterie à l’autre et à faire feu pendant le bref moment où la poupe de l’adversaire défile à portée de tir. Il faut donc avoir déjà avoir chargé les pièces de l’autre bord, mais également manœuvrer avec une grande discrétion pour ne pas avertir l’adversaire de ce que l’on prépare. Cette ruse doit impérativement réussir du premier coup, faute de quoi, l’agresseur se retrouvera sous le vent de son adversaire, qui peut alors lui rendre la pareille.

Schéma de la manœuvre destinée à permettre au bâtiment combattant au vent, de tenter d’administrer une volée en poupe à son adversaire.

Cette manœuvre hardie peut être parée si on s’aperçoit à temps des intentions de l’adversaire, comme sut le faire le commandant de la frégate française la Surveillante lors de son combat contre la frégate anglaise Quebec le 6 octobre 1779 [19] : il fit rapidement mettre ses voiles à contre, et les deux adversaires se retrouvèrent bord à bord au travers.

Combattre en fuite

Il arrive que l’on ait de bonnes raisons de fuir l’ennemi, soit parce qu’il paraît beaucoup trop fort pour être combattu avec une bonne chance de succès, soit parce que l’état du bâtiment (notamment celui de son gréement) ne lui permet pas de faire face à un combat réglé, soit parce que l’on a une mission à remplir qui ne peut souffrir de retard.

Si le poursuivant dispose d’un net avantage de marche, le combat ne peut être évité. Par contre, si les deux navires ont une vitesse sensiblement égale, les deux adversaires échangent des tirs de leurs pièces de chasse et de retraite. Ce type de combat est assez vain, car le tangage des bâtiments rend le tir particulièrement aléatoire.

Le poursuivi peut essayer de surprendre son adversaire. Si les deux bâtiments sont aux allures portantes, dès que ce poursuivant s’est suffisamment rapproché, le poursuivi peut tenter une subite auloffée pour faire feu de l’ensemble de sa batterie sur la proue de son adversaire. La même manœuvre peut être tentée en cas de poursuite au près mais, dans ce cas, il faut que le poursuivi parte d’une position légèrement plus au vent que celle de son adversaire [20]. Cette dernière manœuvre est risquée et doit réussir du premier coup, car elle fait perdre l’avance que l’on a sur le poursuivant. Ce dernier peut naturellement tenter une manœuvre comparable en abattant pour administrer une volée en poupe mais, en cas d’échec, il risque de creuser la distance qui le sépare de son adversaire.

Combat en fuite au grand largue. Si le fuyard ne dispose pas d’un avantage de marche, il est à la merci de son poursuivant, comme le montre cette illustration d’un brick qui a bien peu de chance devant la frégate qui l’a rattrapée. J.-J. Baugean : Petites Marines n° 29

Combattre à l’abordage

Depuis l’apparition de l’artillerie navale, le combat à l’abordage est devenu la tactique du « faible au fort », et n’a été pratiqué que de manière très exceptionnelle par les marines de guerre du XVIIIe siècle [21]. Cette tactique, souvent employée avec succès par les capitaines des corsaires du règne de Louis XIV, a été à peu près abandonnée par la suite. Les navires marchands du XVIIIe siècle, peu ou pas armés, ne se défendaient plus guère.

Cette manière de combattre repose sur la surprise : elle suppose donc que l’on soit en mesure de cacher jusqu’au dernier moment la nature et la force de l’abordeur (ainsi que ses intentions). Bourdé décrit les différentes manières d’aborder, selon que la proie se présente au vent ou sous le vent [22]. Le principe général consiste à s’approcher de la cible par sa hanche pour éviter le feu de son artillerie, et d’engager le beaupré dans ses porte-haubans. Cette tactique d’approche suppose de disposer d’un navire plus manœuvrant et plus rapide que celui de l’adversaire, et surtout d’un équipage motivé et bien entraîné.

La Bayonnaise prenant à l’abordage la frégate anglaise Embuscade le 14 décembre 1798. Louis-Philippe Crépin, 1801. Musée national de la Marine

Conclusion

Ces quelques exemples ne prétendent pas épuiser le sujet. Il s’agit simplement de montrer que l’habileté manœuvrière des officiers ainsi que l’entraînement des équipages jouaient un rôle déterminant dans le succès des combats navals. L’observation attentive de ce qui se passe chez l’adversaire, ou de ce qu’il prépare, constitue le premier devoir du commandant, lui permettant de saisir les opportunités de mettre son adversaire dans une position défavorable, ou pour éviter de s’y retrouver lui-même. Cela demande un grand sang-froid, que les Français semblent avoir eu parfois un peu de peine à conserver dans la chaleur du combat, peut-être par manque d’entraînement à la mer.

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Notes :

[1] Voir l’exemple de l’état du Souverain après la bataille du 17 août 1759. (Neptunia n°270)

[2] Il n’en était pas toujours ainsi, notamment lorsqu’on naviguait sous une côte élevée et contre le soleil. C’est en longeant de très près les côtes d’Afrique du Nord que les Français essayaient, parfois avec succès, de passer le détroit de Gibraltar sans se faire repérer prématurément par les Anglais.

[3] Six des 32 quarts de la rose des vents.

[4] Voir par exemple Bourdé : Le Manoeuvrier, 4e partie, chapitre 1, art.5.

[5] La gite fait dériver, ce qui nuit naturellement à la progression contre le vent.

[6] Ordonnance de 1765, livre XV, art. 1170.

[7] Témoignage du capitaine du HMS Ramillies (minutes de la cour martiale ayant jugé l’amiral Byng communiquées par P. Le Bot). En 1816, le lieutenant de vaisseau de Montgéry, un officier aguerri, estimait le tir à double charge peu efficace au-delà de 60 toises (120m). (Règles de pointage à bord des vaisseaux, p.114.)

[8] Jean Boudriot mentionne des expériences de tir contre des éléments de muraille de vaisseau reconstitués à terre.

[9] Montgéry : op.cit., p.187

[10] Voir par exemple : Exercice et manœuvre des bouches à feu (1811), cité par Montgéry, op.cit., en p. 116

[11] Voir l’état des dommages subis par le vaisseau le Souverain après le combat du 17 août 1759 (Neptunia n° 270, p.4)

[12] Voir aussi : l’Artillerie de la marine en bois par René Burlet, dans Neptunia n° 252

[13] Le Vaisseau de 74 canons, vol.4, p.136

[14] Andrew Lambert : War at sea, p.39

[15] Communication de Pierre Le Bot

[16] Mariner’s Mirror, vol. 40, p.86

[17] Mariner’s Mirror, vol. 45, p.41

[18] O.c., p 85-86

[19] Lostange : Relation du combat de la Surveillante et du Quebec (1817). Le commandant du Quebec était le capitaine George Farmer, qui avait commandé la corvette Swift lors du naufrage de cette corvette à Puerto Deseado (Neptunia n°267)

[20] Une telle manœuvre a été exécutée en 1759 par le Souverain poursuivi par l’Hercules de même force (voir Neptunia n°270, p.8)

[21] L’exploit du commodore Nelson à la bataille du cap Saint Vincent (1797), où il captura successivement le San Nicola puis le San Josef (ce dernier armé de 112 canons) à la tête d’une équipe d’abordage, est tout à fait exceptionnel, comme le sont presque toutes les exploits de cet officier peu conventionnel. Au cours des guerres navales de l’Empire plusieurs navires au mouillage furent toutefois emportés nuitamment à l’abordage, par des hommes montés sur des embarcations.

[22] Le Manœuvrier, seconde partie, chapitre 9

6 réflexions sur “Le combat à la mer au temps de la marine à voile

  1. Cet article ne concerne que le combat entre deux navires. Les batailles entre deux formations navales fait l’objet d’un autre article, traitant de la tactique et des la signalisation.

  2. Bonjour,

    Monsieur Décencière,
    Votre article est d’une qualité rare, mais, si vous me le permettez, la technique de tir à démâter était, hélas, une spécificité bien « franchouillarde », qui nous avait coûté fort chère en de nombreuses occasions.

    Je me suis permis, ce jour, d’adresser, par mail, à Nicolas Mioque des extraits de vieux grimoires français, datant de la période révolutionnaire ou du Premier Empire..

    Comme, il y a quelques années, je m’étais amusé à rédiger un topo « sans conséquences » sur les artilleries navales respectives britanniques et françaises, à partir de « vieux grimoires », qui, pour l’essentiel, roupillent à la BNF-Gallica, j’ai l’audace de proposer quelques extraits – transmis à Nicolas – à votre expertise…

    Les tactiques de tir étaient, essentiellement, de deux sortes, le tir à couler bas et le tir à démâter. Dans le premier cas, on tirait à hauteur de la ligne de flottaison, dans le second, on cherchait à désemparer l’adversaire, en le privant de sa voilure. Historiquement, la marine française a toujours eu un faible pour le tir à démâter ; l’intention était bonne mais, en général, les résultats étaient déplorables car, le plus souvent, la majeure partie de la bordée ratait la cible, ce qui n’a rien de bien étonnant quand on voit ce que constituait, comme cible, la mâture d’un adversaire, à deux encâblures ; même dans la pratique du tir à couler bas, on retrouve cette manie française de viser les hauts, car, dans la crainte que la bordée pointée trop bas ne se perde dans la mer, nos canonniers avaient pour consigne de régler leur tir plus haut afin d’endommager la mâture si la salve ratait la coque ! Allez, hop, je cite !… « Il suffit de parcourir à la hâte une histoire impartiale de la dernière guerre maritime pour se convaincre que nos bâtiments [français] n’ont cédé qu’à la supériorité de votre feu [anglais]. Pendant que vos canonniers balayaient nos gaillards, nous brisions vos vergues de cacatois et jetions nos boulets aux nuages. Ce n’est pas que vos canonniers fussent excellents, mais les nôtres étaient détestables. » …et une autre citation !… « Trois jours avant cette affaire [Combat des frégates la Forte et HMS Sibyl, le 1er mars 1799, au large du Bengale], à la suite d’un combat avec le vaisseau anglais de la Compagnie des Indes Osterley, le capitaine Beaulieu s’était plaint qu’on eut tiré trop bas, et il fit diminuer les coussins des canons de 0m,027. Il en était résulté que tous les boulets avaient porté dans la mâture de la frégate anglaise [HMS Sibyl] ; elle n’en avait que quatre dans le corps [le duel d’artillerie avait duré 2H15 !] »…

    Autre citation, « Un mot sur les circonstances qui durent contribuer à la prise de l’Africaine. Le capitaine Saunier avait fait diminuer de 0m,045 les coussins des affûts de tous les canons. Non content de cette mesure qui avait pour but de forcer les canonniers à pointer haut, lorsqu’il avait été certain de ne pouvoir éviter le combat avec la frégate anglaise [HMS Phoebe], il avait fait enlever ces coussins ainsi que les coins de mire. Il était certain qu’on tirerait ainsi à démâter. Le résultat pouvait être prévu : la frégate anglaise reçut seulement 3 boulets dans la coque et elle n’eut que 11 blessés ! [L’Africaine déclara, elle, 176 morts, et 176 blessés – elle comptait 300 troupes passagères, en sus de son équipage – et avait 1,30 m d’eau dans la cale !].

    A l’inverse…
    *De son côté, la Royal Navy, toujours pragmatique, privilégiait l’autre tactique et concentrait ses bordées en tirant à plein bois pour faire taire l’artillerie adverse, tout en cherchant à lui occasionner le plus de dégâts possibles, des voies d’eaux ou démolir son gouvernail. Dans un combat rapproché et décisif, le grand point est de frapper le bâtiment ennemi dans sa coque. Dans ce but important, il vaut mieux, en pointant bas, commettre quelques légères erreurs sur la coque du navire de l’adversaire, que de le manquer, en visant haut pour en atteindre le gréement…. l’objet principal doit être de tuer et de blesser le plus de monde possible. C’est clair, limpide et rédiger par un officier supérieur anglais, Sir Howard Douglas, en 1816 ! »

    La méthode de tir (traditionnelle?) à démâter « à la française » semble nous avoir générer plus de déconfitures que d’exploits. Ne serait-ce que par la nécessaire dispersion des tirs, qui, bien souvent et au pire, ne dérangeait que les mouettes et les goélands! Au cours du Premier Empire, nous avions fini par calquer notre emploi de l’artillerie sur l’exemple des « Godons ». Effectivement, les murailles des bâtiments avaient été conçues pour encaisser les coups, mais, entre les tirs (canons et caronades) qui ravageaient les ponts, les batteries basses et la dispersion des tirs à démâter, il n’y avait pas photo!

    Même à une encablure et demi – à la louche, 300 m -, le tir « à plein bois » à l’anglaise avait plus de chance d’effectuer des dégâts, que le « tir à démâter ». En plus, les évents réglementaires acceptés par la marine royale, puis nationale, sur les pièces du Règlement de 1786 … 5,64 mm, pour un canon de 36, 5,08 mm, pour un de 24, 4,5 mm, pour un canon de 18 livres… beaucoup plus tolérants que l’évent accepté par l’artillerie terrestre ( 2,3 à 3,4 mm selon le type de pièce), pour des raisons de facilité de rechargement à la mer, n’arrangeaient pas la précision des canons, car la fuite non négligeable des gaz propulsifs diminuait d’autant la vitesse initiale (Vo) du projectile, d’autre part, le boulet sphérique effectuait des « bonds », – désignés selon le vocabulaire technique, alors, en usage, battements (du boulet) – au cours de son parcours dans l’âme de la pièce, et, suivant qu’à la gueule, son ultime rebond l’envoyait frapper en haut ou en bas, sa trajectoire était modifiée d’autant dans le sens inverse, ce qui nuisait à sa précision. De plus, ces battements étaient d’autant plus violents qu’ils se produisaient plus près de la bouche, d’où le renflement de métal (ou bourrelet) à la gueule des pièces.

    Cela dit, à calibre « équivalent », la livre anglaise était plus légère que la française et le plus gros calibre installé en batterie basse, à bord des vaisseaux de ligne (de 1ère classe!) de la RN, était le 32 livres, dont le boulet ne pesait que 29,62 en livres françaises de 500 grammes!, L’air de rien, trois bons kilos supplémentaires à devoir manipuler fatiguaient vite les servants, d’où l’adoption, dans la marine française du 30 livres, durant la Restauration – au sens large! :-) -.

    Respectueusement votre…
    Loïc Charpentier

  3. Je vous remercie de vos commentaires et des intéressantes citations que vous mentionnez. Effectivement, j’ai lu également un certain nombre de commentaires du même genre dans divers compte-rendus, mais il ne m’ont pas toujours parus très convaincants: leurs auteurs .cherchant parfois à justifier leurs échec.
    Une première remarque: les combats navals (un navire contre un autre navire) se déroulaient le plus souvent nettement plus près qu’à une encablure et demi (300m) ou deux encablures (400m): on parle souvent d’une « portée de pistolet » (50m) ou « vergue à vergue ». Au delà, le tir avait beaucoup de chance de manquer l’ennemi.
    La précision du pointage est une illusion en raison du roulis, Il s’agit d’un mouvement pendulaire qui ne se ralentit qu’aux extrémités de son amplitude et qui est à son maximum lorsque le navire passe par la position verticale. Dans ces conditions, il est illusoire de vraiment « pointer » son tir, d’autant que la fumée de la poudre obscurcissait la cible. C’est pourquoi les instructions française recommandaient de ne faire feu qu’au relevé du roulis (les Anglais donnaient l’instructions de faire feu « on the uproll », ce qui revient au même), pour éviter les coups à l’eau.
    Je ne suis pas convaincu que l’avantage, mainte fois constaté, de l’artillerie anglaise venait d’une quelconque différence de pointage. Je pense qu’il s’agit de la conséquence de la moindre « discipline de feu » des Français qui, dans la chaleur de l’action, faisaient feu dés que leur pièce était rechargée (c’était l’opinion de J. Boudriot avec qui j’ai abordé le sujet) et qui, surtout, étaient plus lents que les Anglais à écouvillonner et à recharger leurs pièces (nombreux témoignages à ce sujet), par manque d’entrainement à la mer. En lisant plusieurs journaux de bord anglais et français, j’ai été surpris par la grande fréquence des exercices aux « great guns » par les premiers, exercices bien rarement mentionnés par les seconds. La différence dans les cadences de tir me parait suffisante pour expliquer la supériorité régulière des Anglais au combat.
    Les comptes rendus de combats (surtout français) sont peut-être à considérer avec une certaine prudence (j’ai pu en faire l’expérience en lisant les comptes-rendus français et anglais de certains combats). Nous ne disposons que de peu de sources vraiment objectives sur les effets des combats. J’ai eu la chance de mettre la main sur un compte-rendu détaillé (et graphique) des dommages subis par le vaisseau le « Souverain » lors de la bataille de Lagos de 1759 (que j’ai présenté dans Neptunia n°270): il est clair que ce bâtiment a reçu au moins autant de tirs dans son gréement (qui réussit miraculeusement à tenir…) que dans sa coque, ce qui me parait illustrer le fait que la notion de pointage n’avait sans doute pas grand sens à l’époque.
    Je reste convaincu que la principale vulnérabilité des vaisseaux de l’époque était leur gréement, même s’il constituait une cible plus difficile à atteindre. La plupart des combats s’achevant par une victoire, le devaient à la perte d’un élément du gréement du perdant, rendu ainsi incapable de manœuvrer.
    Amicalement
    P. Decencière

  4. Pour continuer dans la conversation sur le tir et les exercices. Un article (en anglais) plutôt intéressant sur la méthode anglaise ou plutôt son manque d’homogénéité d’apres lord Cochrane
    It will, perhaps, hardly be credited hereafter that there was
    at this time no regular system of exercise [in gunnery]
    established by authority in the Royal Navy, but that each
    ship had its own particular plan and method, varying,
    of course, according to the experience and degree of
    information possessed by the Captain, as well as the degree
    of importance which he attached to the subject.

    Le reste de l’article est aussi tres interessant.
    https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/21533369.2005.9668349?needAccess=true

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