(Extrait du n°280 de la revue Neptunia, éditée par l’Association des Amis du Musée de la Marine. Article écrit par Patrice Decensière, mis en ligne sur Trois-Ponts! avec son aimable autorisation.) – Lien vers le site internet de l’AAMM.
Dans le numéro 274 de Neptunia, nous avons rappelé les conditions dans lesquelles combattait un bâtiment isolé, au temps de la marine à voile, lorsqu’il affrontait un adversaire de taille et de force à peu près comparable (lire sur Trois-Ponts!). Mais les choses étaient nettement plus complexes lorsque le combat opposait deux formations navales comprenant plusieurs vaisseaux. La tactique navale au temps de la voile reste une discipline mal connue, en dépit des nombreux ouvrages qui ont traité de la guerre sur mer.

Représentation idéalisée d’une bataille navale. Bataille de Béveziers. ©SHD ref.Ms.142-10. Les vaisseaux français, en bas, sont rangés en ligne, de part et d’autre de leur amiral (pavillon blanc au grand mât). Ils font feu de leur artillerie de sabord contre les Anglo-Hollandais, qui sont disposés de la même manière autours de leur propre amiral (pavillon rouge).
Rappel des conditions du combat
Au temps de la marine à voile, le vent jouait naturellement un rôle essentiel dans la manière de combattre sur mer. En effet, il y avait un avantage certain à combattre au vent de l’adversaire : cette position permettait de ne pas être gêné par la fumée de sa propre artillerie ; mais elle permettait surtout de prendre l’initiative d’ouvrir le combat en fondant sur l’adversaire et d’exécuter diverses manœuvres agressives, si l’on discernait une opportunité favorable (adversaire mal préparé, hésitant, ou bien handicapé par un accident imprévu).
On combattait le plus souvent au près pour conserver cet avantage car, à toute autre allure, le combattant sous le vent conserve la possibilité de profiter d’une occasion favorable pour loffer et prendre l’avantage du vent. Au près, il n’est pas possible de loffer sans prendre le risque de « faire chapelle », c’est-à-dire de rester « planté », les voiles masquées sur les mâts. Cette situation serait extrêmement dangereuse lorsqu’on est sous le feu de l’ennemi, car ce dernier reste manœuvrant et il peut alors facilement administrer à son adversaire une meurtrière « volée » en poupe ou en proue. Les batailles navales sont donc précédées par de longues manœuvres exécutées à distance, pour « conquérir » l’avantage du vent qui, comme on l’a vu, est déterminant :
• Pour ouvrir le combat (c’est ainsi qu’on peut essayer d’atteindre l’ennemi avant que celui-ci n’ait regroupé ses forces et donc combattre avec un avantage numérique provisoire, mais significatif)
• Pour profiter des hésitations des ennemis ou des avaries survenues aux vaisseaux adverses pendant le combat.
Le vaisseau comme machine de guerre
Les navires de guerre disposaient leurs armes offensives sur les côtés (artillerie de sabords), lesquels étaient fortement défendus par d’épaisses murailles de chêne que les projectiles de l’époque (boulets pleins) avaient rarement la possibilité de traverser [1].
En revanche, les extrémités du bâtiment, sa proue et surtout sa poupe, étaient à peu près dépourvues d’artillerie et n’étaient que faiblement protégées contre les boulets qui pouvaient les atteindre.
C’est pourquoi, les duels navals se déroulaient ordinairement bord contre bord, les deux navires suivant des routes parallèles, leur permettant de faire donner toute la puissance de feu de leur artillerie de sabord, et de présenter à l’adversaire leur muraille la mieux protégée.
Pour toutes ces raisons, c’est naturellement de cette manière que devaient aussi combattre les bâtiments faisant partie d’une escadre. Mais ils devaient être disposés de façon à pouvoir combattre de cette manière et à faire donner leur artillerie sans se gêner les uns les autres.
Au temps de la marine à voile, ces contraintes s’imposaient naturellement de la même façon lorsque s’affrontent deux forces navales et non plus deux navires isolés.
L’ennemi est en vue
Dès qu’une force navale était signalée à l’horizon, et qu’elle est reconnue ennemie (ce qui pouvait demander un certain temps) le commandant en chef devait prendre sans tarder un certain nombre de mesures.
Sa première priorité était de regrouper ses forces : tout navire isolé est en danger d’être pris. Mais, en général, on a le temps de manœuvrer avant d’en venir aux mains, car on distingue normalement les ennemis à plusieurs dizaines de kilomètre de distance. En outre, les armées navales les plus importantes envoyaient une ou plusieurs frégates en éclaireur, afin de signaler à l’avance toutes les voiles qui pouvaient être aperçues à l’horizon.
L’amiral devait ensuite optimiser la puissance de feu de la force navale placée sous ses ordres, en l’organisant de manière à ce que chaque unité soit à portée de combattre. On comprend que si les navires restaient en désordre, ceux qui étaient placés le plus près des ennemis gênaient le feu de ceux qui étaient situés en arrière. C’est d’ailleurs ce qui se passait lorsqu’une bataille navale dégénérait en une mêlée confuse.
La disposition la plus rationnelle consistait à disposer en ligne de file les vaisseaux composant l’armée navale, chacun d’eux naviguant au près, les uns derrière les autres, selon ce qu’on appelait l’« ordre de bataille ». De cette façon l’escadre pouvait présenter à l’adversaire le maximum de bouches à feu, et non la proue ou la poupe des navires, vulnérables et peu armées [2].

Théorie de l’ordre de bataille : bâtiments naviguant au près, en ligne de file. Grande Encyclopédie, article Évolutions navales.
L’ordre de bataille en ligne de file
La ligne de bataille est constituée de l’ensemble des vaisseaux navigant dans les eaux les uns des autres, à une distance théorique d’un demi-câble (100 m) entre chacun d’eux [3]. Il était important de maintenir aussi court que possible l’intervalle séparant les vaisseaux navigant en ordre de bataille, afin d’éviter que l’ennemi ne « coupe la ligne » (on reviendra sur cet aspect). En pratique, les vaisseaux contrôlaient leur vitesse en observant attentivement les manœuvres de leur matelot d’avant. Si celui-ci se rapprochait trop, on mettait le perroquet de fougue sur le mât : cette voile légère, au maniement facile, faisait alors office de frein, mais il fallait alors surveiller la marche du matelot d’arrière pour éviter qu’il n’aborde. On pouvait mesurer à l’œil la distance qui séparait du matelot d’avant, mais on pouvait également le faire de manière plus précise avec le sextant en contrôlant, par exemple, la mesure angulaire de la hauteur du bas mât du matelot d’avant [4]. De toute manière les vaisseaux en ligne naviguaient en léger échiquier, afin d’éviter d’aborder leur matelot d’avant si celui-ci réduisait sa vitesse à la suite d’une fausse manœuvre ou d’une avarie.
Lorsqu’un vaisseau avarié était contraint de quitter la file, son matelot d’arrière avait ordre de forcer de voile afin d’empêcher l’ennemi de profiter de l’espace vide ainsi créé dans la ligne. Les frégates répétitrices, disposées sur le côté non engagé de la ligne de bataille, avaient mission de porter secours aux vaisseaux éventuellement désemparés.
Ceci étant, la formation en ligne de file comporte un certain nombre d’inconvénients pratiques.
• D’une part, la grande distance existant entre les extrémités de la ligne de file pose des problèmes de supervision de l’ensemble du champ de bataille par l’amiral, et de lisibilité des signaux pour ses commandants : à la bataille d’Ouessant les Français disposaient de 32 vaisseaux, ce qui signifie que leur ligne mesurait plus de cinq kilomètres (en supposant que l’intervalle d’un demi-câble ait été bien respecté entre chaque bâtiment, ce qui est peu probable). À celle de Béveziers, Tourville commandait une ligne de 67 vaisseaux, ce qui suppose une bataille se déroulant sur plus de dix kilomètres de long. On imagine la difficulté qu’il y avait à contrôler à cette distance l’ensemble des opérations, que la fumée de l’artillerie cachait d’ailleurs en partie.
Pour remédier à cette situation, l’amiral se plaçait normalement au milieu de sa ligne de bataille, ce qui réduisait de moitié la distance qui le séparait des extrémités de sa ligne. De plus, des frégates dites « répétitrices » étaient disposées sur le côté non engagé de la ligne : elles étaient bien en vue de l’ensemble des vaisseaux, et répétaient les signaux du commandant en chef.
Ces mesures n’étaient peut-être pas suffisantes, et il fallait parfois envoyer les frégates porter des ordres aux extrémités de la ligne. Quoiqu’il en soit, on sait qu’aux batailles d’Ouessant et des Saintes, certains messages tactiques importants n’ont pas été vus, ou n’ont pas été correctement interprétés, voire même ignorés.
• D’autre part, une ligne de vaisseau en ordre de bataille ne se manœuvre pas comme un vaisseau isolé : on s’en rend compte notamment en cas de saute de vent (voir ci-dessous). Il faut faire manœuvrer pour maintenir la ligne, afin d’éviter de se faire couper par l’adversaire. Inversement, les manœuvres de celui-ci, peuvent éventuellement procurer des opportunités de couper sa ligne.
• Enfin, la longueur de la ligne de bataille fait que, dans certaines circonstances (brise mal établie, variable en force ou en direction), les conditions de vent peuvent ne pas être homogènes d’une extrémité à l’autre des deux armées navales qui se font face, ce qui complique le maintien en bon ordre de chacune des deux lignes.

Schéma de la première partie de la bataille d’Ouessant (27 juillet 1778). Mouvements et positions respectives des armées navales de France et d’Angleterre en 1778. ©SHD Toulon. On remarque que l’auteur (français) de ce schéma représente l’ordre impeccable de la ligne française qui contraste, si on l’en croit, avec un certain flottement au sein de la ligne anglaise.
Influence d’une saute de vent
La navigation à la voile était pleine d’aléas, et l’issue de bon nombre de batailles navales tient à l’exploitation des opportunités qu’offrent ces incidents… encore faut-il savoir les exploiter avant que l’adversaire ne réagisse.
Les sautes de vent constituaient le plus important de ces aléas. Sans aller jusqu’à un brusque et complet un changement de direction (rare) qui aurait fait gagner l’avantage du vent à la flotte combattant sous celui-ci, de simples sautes de vent modifiaient sensiblement les conditions du combat en mer. Il fallait savoir profiter de ces opportunités, comme sut le faire de Grasse à la bataille du Chesapeake, mais comme Rodney sut le faire avant lui à la bataille des Saintes.
Effet d’une saute de vent sur une bataille navale : la bataille des Saintes (1782).
Figure 1 : Les Français, navigant au près avec l’avantage du vent, attaquent à la contremarche la ligne anglaise qui navigue au largue.
Figure 2 : Le vent refuse, ce qui contraint les Français à abattre vers la ligne anglaise pour rester au près, bâbord amures (c’était la seule manoeuvre possible : virer de bord sous le feu de l’ennemi aurait été suicidaire) : à cette allure leurs vaisseaux ne peuvent plus rester en ligne de file pour élonger la ligne ennemie. Pour ce faire, ils doivent maintenant naviguer « en échelon », ce qui les rapproche des Anglais. De leur côté, ceux-ci peuvent conserver leur ligne : il leur suffit de brasser légèrement leur voilure au vent pour passer au grand largue sans changer de cap. À ce moment, il aurait été possible aux Français de couper la ligne anglaise, comme les y invitait le nouveau cap qu’ils avaient dû prendre.
Figure 3 : Mais ce sont les Anglais qui profitent de la nouvelle situation ainsi, peut-être, que d’un certain flottement que la saute de vent a pu produire dans la ligne française (il est sans doute plus difficile de maintenir les écarts entre les vaisseaux quand on navigue en échelon). Rodney fit loffer rapidement ses vaisseaux et parvint à couper l’armée navale française.
Quelles tactiques pour vaincre une armée navale ?
La seule méthode pour vaincre une armée ennemie rangée en ligne de bataille consistait à essayer d’en combattre successivement plusieurs parties avec l’ensemble des forces disponibles.
Sur le papier, plusieurs possibilités tactiques pouvaient, en théorie, permettre d’arriver à ce résultat.
• Une première possibilité consistait à attaquer l’ennemi avant que celui-ci ne soit prêt et n’ait rassemblé et organisé son escadre. C’est ainsi qu’à la bataille de Minorque (1756), les vaisseaux français, bien regroupés, purent attaquer l’avant-garde anglaise que son arrière-garde ne suivait que de trop loin pour pouvoir intervenir.
• Une autre tactique consistait à tenter de contourner la ligne ennemie par l’avant (ou par l’arrière), et à prendre son avant-garde (ou son arrière-garde) entre deux feux. C’est une tactique audacieuse, car elle peut se retourner contre l’attaquant si l’ennemi parvient à se regrouper avant que la manœuvre de contournement ne soit exécutée, et à concentrer toutes ses forces sur l’arrière-garde de son adversaire. Cette manœuvre ne peut être tentée que par l’escadre qui combat au vent, mais elle perd une partie de cet avantage en faisant passer plusieurs de ses bâtiments sous le vent de l’ennemi. En pratique, cette tactique n’est exécutable que contre un ennemi assez affaibli. Elle a été tentée par Tourville à la bataille de Béveziers. C’est la manœuvre qui fut tentée par d’Orvilliers à l’issue de la bataille d’Ouessant : elle aurait peut-être réussi si l’arrière-garde française avait suivi.
• Une troisième manière de concentrer ses forces sur une fraction de l’escadre ennemie consiste à couper sa ligne et à en combattre séparément chaque élément. Il s’agit d’une manœuvre qui ne peut normalement s’exécuter que si une opportunité se présente (station mal tenue par les vaisseaux de la ligne adverse) et elle fait courir le risque de présenter pendant plusieurs minutes la proue mal défendue des vaisseaux arrivant sur la ligne ennemie à toute l’artillerie de sabord de celle-ci. Cette manœuvre, qu’on a vu réussie par Rodney aux Saintes, avait été décrite dès 1763 par Bigot de Morogues qui la qualifiait d’« extrêmement hardie et délicate : elle ne doit être entreprise, de propos délibéré, que par un général consommé dans le métier et qui commande une armée formée aux évolutions [5] ».
Les Français avaient tenté cette manœuvre à la bataille du 29 avril 1781, où de Grasse avait essayé de couper l’armée navale de Hood mais sans y parvenir.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas toujours facile de réussir une de ces manœuvres, surtout si on est en état d’infériorité numérique.
Combattre l’ennemi en ligne par la contremarche
Jusqu’à présent, on a supposé que les forces ennemies parcouraient dans le même sens des routes parallèles. C’est effectivement la manière la plus naturelle de combattre l’ennemi.
Mais les Français, sans doute impatients de saisir une opportunité et d’être sûr de conserver l’avantage du vent (quand ils avaient su le gagner), attaquaient parfois l’ennemi par la contremarche, c’est-à-dire en navigant en sens inverse. C’est notamment ce qui a été tenté aux batailles d’Ouessant (1778) et des Saintes (1782). Cette méthode est brillante, car elle permet de fondre sur l’adversaire en espérant qu’il ne soit pas encore prêt à recevoir l’attaque. En revanche, cette manœuvre peut difficilement donner de résultats significatifs contre un adversaire bien préparé et de force équivalente, car la rencontre est brève et le commandement du feu est difficile puisque les navires ennemis défilent devant les canonniers à la vitesse cumulée des deux escadres. D’autre part, une saute de vent peut avoir des conséquences inégales sur les protagonistes puisqu’une des lignes navigue au près et doit abattre si le vent refuse alors que l’autre navigue au largue, ce qui peut lui offrir certaines opportunités, même si elle combat sous le vent, car elle dispose d’une bonne marge de manœuvre pour lofer. On a vu qu’aux Saintes Rodney sut exploiter cette situation, en profitant audacieusement d’une saute de vent favorable.

Tentative de contournement par les forces navales françaises à la bataille d’Ouessant. Mouvements et positions respectives des armées navales de France et d’Angleterre en 1778. ©SHD Toulon. Les deux armées navales naviguant à la contremarche, on remarque que les Anglais s’étaient sensiblement éloignés pendant la manœuvre des Français. Pour réussir leur contournement, les vaisseaux français qui étaient passé sous le vent de leurs adversaires, auraient dû faire force de voile pour rattraper ceux-ci et les attaquer des deux bords, ce qui n’était pas évident.
Quels résultats sur le plan naval ?
L’expérience montre que les batailles en ligne de file ne donnent pas de résultats très décisifs.
Beaucoup de batailles navales entre des escadres rangées en ordre de bataille, n’ont pas été très déterminantes sur le plan naval. C’est notamment le cas de celles qui ont été des succès français (Béveziers, Velez-Malaga, Minorque, Ouessant, Chesapeake), qu’on ne peut considérer que comme des demi-victoires, car l’ennemi n’a pas été vraiment vaincu : il est parvenu à sauver l’essentiel de ses forces. Le grand ministre Maurepas illustrait cette situation frustrante par un aphorisme célèbre sur les batailles navales : « on se canonne, puis on se sépare et la mer est toujours aussi salée [6] ». La remarque de Maurepas s’applique plus particulièrement aux combats entre deux lignes de bataille navigant à la contremarche, qui se limitent souvent à une courte rencontre d’artillerie.
Mêlée générale
Les seules batailles navales vraiment décisives, étaient celles qui dégénéraient en mêlée générale. Mais ce sont presque toujours les Anglais qui sont parvenus à provoquer ce type de combat, qui leur permettait de venir à bout de leurs adversaires par une série de combats où ils surent écraser les vaisseaux ennemis en les attaquant les uns après les autres. Cette réussite répétée, bataille après bataille tout le long du siècle, s’explique surtout par le meilleur entrainement des officiers et des équipages britanniques. Ce handicap semble s’être atténué au cours de la guerre d’Amérique, mais pas suffisamment pour que les Français puissent remporter contre des adversaires affaiblis une victoire aussi écrasante que celle que les Anglais remportèrent aux Saintes.
Comment améliorer les performances de l’escadre au combat ?
L’entraînement à la navigation en escadre
Les Français, dont les navires sortaient moins souvent en mer que ceux de leurs adversaires, se rendirent compte, à leurs dépends, que ceux-ci manœuvraient mieux individuellement et surtout en escadre. D’où l’idée de susciter la création d’une véritable « école de manœuvre à la mer ». À partir de 1772, une « escadre d’évolution » prenait la mer chaque été pour effectuer un certain nombre d’évolutions, au terme desquelles, chaque commandant était noté sur la manière plus ou moins habile avec laquelle il avait su mener son navire.
Il ne s’agit pas encore de véritables grandes manœuvres (opposant deux forces navales), mais d’exercices de navigation en escadre : formation en plusieurs divisions, passage d’un ordre de marche en trois colonnes à un ordre de bataille, etc. Ces manœuvres peuvent paraître purement chorégraphiques, mais leurs exercices répétés étaient fort utiles aux commandants… comme aux amiraux qui les commandaient. Cette formation semble avoir été utile, car la guerre d’Amérique illustra certains progrès accomplis par les Français dans ce domaine depuis la malheureuse guerre de Sept Ans.
Mais ces progrès avaient leur revers.
• D’une part, les commandants en chef s’en tenaient le plus souvent de manière assez rigide aux conceptions exposées par un certain nombre de théoriciens français [7]. Cette conception de leur rôle semble les avoir souvent empêchés de saisir les opportunités tactiques qui se présentaient parfois à eux de manière imprévue.
• D’autre part, on considérait à l’époque que l’exécution des ordres avait, jusque là, été le point faible de la marine française. En conséquence, les exercices commandés dans le cadre des escadres d’évolution avaient pour objectif principal de parfaire l’exécution des commandements de l’amiral, avant et pendant le combat. Cet objectif est compréhensible, mais il semble que l’accent mis sur l’obéissance aveugle des commandants de vaisseau ait bridé l’esprit d’initiative de ces derniers. En tout cas, on peut remarquer qu’au combat, les Anglais (qui, à l’époque ne disposaient pas d’école de manœuvre comparable aux « escadres d’évolution » françaises), savaient beaucoup mieux que leurs adversaires profiter des opportunités que présente souvent la guerre sur mer. L’indépendance de jugement de Suffren est assez exceptionnelle pour avoir été remarquée à l’époque.

La réalité de la guerre sur mer : la bataille de Trincomalé (3 septembre 1782) schématisée par un de ses participants. ©SHD Toulon.
L’amélioration de la méthode de transmission des ordres
La tactique navale et la transmission des ordres sont deux domaines intimement liés, surtout dans une marine où dominait l’état d’esprit que l’on vient de rappeler. C’est par exemple ce qu’illustre bien le titre complet du grand ouvrage de Bigot de Morogue Tactique navale, ou traité des évolutions et des signaux.
Il importe en effet qu’au combat, à chaque commandement corresponde un signal clair, qui soit facilement lu et correctement interprété afin d’être rapidement exécuté.
Depuis des temps immémoriaux, on communique à la mer au moyen de pavillons le jour, de signaux lumineux la nuit et au son du canon par temps de brume. Pour ce qui concerne les signaux de jour, le système, employé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, consistait à donner une signification particulière à des pavillons disposés dans des situations conventionnelles de la mâture. Ce système, d’emploi commode pour ceux qui donnaient des ordres, l’était beaucoup moins pour ceux qui les recevaient, car il n’y avait aucune logique dans la disposition et dans le choix des pavillons : il fallait feuilleter tout l’épais « livre d’ordre et de signaux », distribué au départ de la croisière, pour reconnaître le commandement à exécuter [8]. Pour remédier à cette difficulté, certains commandants de vaisseaux devaient préparer des livrets manuscrits où les signaux étaient disposés selon chacun des pavillons et selon la disposition de ceux-ci dans la mâture de l’amiral.
Vers le milieu de la guerre de Sept Ans on tenta d’améliorer le système en instaurant des « chapitres » annoncés par des pavillons spéciaux en tête de mât [9], qui permettait d’indiquer dans quelle rubrique (Mouillage, Chasse, Combat, etc.) il fallait chercher la signification du pavillon d’ordre hissé.
Mais ces manières d’utiliser les pavillons restaient très rigides : une fois à la mer, on ne pouvait plus changer la signification d’un pavillon, ce qui pouvait être une source d’indiscrétion si le code venait à être connu de l’ennemi. En outre, certaines dispositions conventionnelles des pavillons pouvaient être mal visibles. C’est pourquoi plusieurs officiers français imaginèrent des améliorations.
La plus ingénieuse fut proposée (sans succès) par Bourdé de Villehuet dans son Manoeuvrier (1765) [10] : son système reposait sur l’utilisation de dix flammes, numérotées de zéro à neuf, qui pouvaient être hissées à l’endroit le plus visible du gréement (et non plus dans une position déterminée). Il était possible d’utiliser une, deux ou trois de ces flammes. Il leur correspondait un dictionnaire numérique, qui donnait la signification de chaque nombre correspondant aux flammes aperçues. La discrétion du code était assurée simplement : il suffisait de changer l’affectation numérique de chaque pavillon, ce qui pouvait simplement s’opérer à la mer.
Malheureusement, Bourdé n’était pas officier « du grand corps [11] » et, en 1775, la marine française préféra adopter un système conçu par l’un des siens, le lieutenant de vaisseau du Pavillon. Ce système, très sophistiqué, reposait sur l’usage de tableaux carrés, issus des « chapitres » du code précédent, chacun d’eux étant divisés en cellules repérées par des chiffres portés en abscisses et en ordonnées. Ce système présentait un certain nombre des avantages du code numérique proposé par Bourdé (notamment le fait de s’affranchir d’une disposition conventionnelle des pavillons dans la mâture), mais il était d’usage très lourd à la réception, surtout lorsqu’on passa de tableaux 10 x 10 à des tableaux
13 x 13, puis 16 x 16.
Quoi qu’il en soit, ce système numérique procura aux Français un certain avantage tactique au cours de la guerre d’Amérique. Ceci étant, les Anglais, qui utilisaient encore un système traditionnel, s’avisèrent rapidement des avantages des codes numériques, et ils commencèrent à utiliser le système Bourdé [12] vers la fin de la guerre d’Amérique.
Malgré les améliorations qui leurs avaient été apportées, ces systèmes de communication souffraient d’un grave défaut : chaque code de signaux était conçu pour la campagne spécifique d’une escadre déterminée. On imagine donc le problème que posait, par exemple, la jonction de deux forces navales utilisant des codes différents et, parfois, des systèmes différents [13]. Il fallut attendre 1786 pour que la marine française introduise un système et un code unique pour l’ensemble de ses escadres. La discrétion de ce code était assurée par l’introduction des correspondances numériques des pavillons, qu’il était facile de modifier en cas de besoin.

Planche extraite du code de M. de Vaudreuil (1782) utilisant le système « du Pavillon ». ©SHD Vincennes. Ref. 65G3.
Conséquences de la stratégique française
La description de la manière théorique, dont était conçue la tactique navale, au temps de la marine à voiles ne rend compte que d’une partie du déroulement des batailles qui ont été effectivement livrées : un grand nombre de celles-ci se sont passées dans des conditions fort différentes.
L’origine la plus fréquente de ces batailles navales, livrées de manière peu orthodoxe, et le plus souvent désastreuse pour notre marine, tient aux conceptions stratégiques qui prévalaient en France : il était alors universellement admis que les guerres ne pouvaient se gagner que sur terre. En conséquence, on ne demandait à la marine de ne jouer qu’un rôle d’auxiliaire de l’armée.
C’est ce que l’on constate par exemple en 1756 et en 1781 : alors que la France n’avait pas fêté les succès des batailles de Minorque et du Chesapeake, on y célébra avec faste (Te Deum, etc.) la prise du fort Saint-Philippe et la reddition de Yorktown, que ces succès navals avaient permis d’obtenir.
Cette position subordonnée de la Marine eut pour conséquence que les forces navales n’étaient le plus souvent envoyées outre-mer que pour exécuter des missions au profit de l’armée de terre (acheminement de troupes, escorte de convois de ravitaillement, participation à des opérations combinées etc.). En conséquence, les officiers de marine recevaient en général l’ordre spécifique d’éviter à tout prix le combat sur mer et, lorsqu’ils devaient affronter une force ennemie, ils prenaient le plus grand soin d’éviter que la bataille ne dégénère en mêlée générale. Cette entrave (explicite ou implicite) à la liberté d’action des officiers généraux eut des conséquences souvent dramatiques pour la France (batailles du cap Finisterre, de Lagos, des Cardinaux, etc. et jusqu’à Trafalgar).
Naturellement, ce manque d’audace s’explique en grande partie par le souci d’épargner les moyens limités dont disposait notre marine (surtout en ce qui concerne la levée des équipages). Malheureusement pour nous, les Anglais disposaient de moyens humains supérieurs, grâce à l’importance de leur population maritime et, surtout, ils avaient adopté une véritable stratégie navale : ils étaient en effet convaincus que la guerre pouvait se gagner sur mer. Le plus souvent, leur marine n’avait donc d’autre mission que de détruire les moyens navals adverses et/ou de les paralyser par des opérations de blocus. Il s’agit là certainement d’une des causes (peut-être de la cause principale) de nos échecs répétés sur mer, face aux forces britanniques tout au long du XVIIIe siècle.
État d’esprit et intentions tactiques des commandants
Pour bien comprendre les conditions dont les batailles navales ont été effectivement livrées, il est utile d’essayer de comprendre la manière dont les amiraux français concevaient leur devoir, et l’interprétation qu’ils faisaient des instructions qu’ils avaient reçus de la Cour.
Certains amiraux se sont exprimés sur le sujet, mais les écrits qui nous sont parvenus sont trop souvent convenus : ils témoignent d’une grande soumission aux ordres de la Cour (s’ils sont rédigés avant la bataille) ou du désir de s’exonérer de toute responsabilité dans leur échec (après la bataille), ce qui n’explique pas vraiment quel était l’état d’esprit des commandant d’escadres lorsqu’ils s’apprêtaient à combattre.
Heureusement, il nous reste une source indirecte plus fiable : les « livres d’ordres et de signaux » qui permettent parfois de deviner les intentions tactiques de chaque chef d’escadre. On ne mentionnera qu’un exemple qui est très éclairant.
Le livre d’ordre de d’Aché, qui commandait aux Indes pendant la Guerre de Sept Ans, ne comporte pas moins de six signaux pour mettre en fuite devant un ennemi jugé supérieur (dont l’ordre « Sauve qui peut »). Le livre d’ordre de Froger de l’Eguille, qui vint renforcer d’Aché en 1759, n’en comporte qu’un seul (« faire mettre les vaisseaux en ordre de retraite »). En revanche, alors que tous les livres d’ordres et de signaux qu’on a eus entre les mains spécifient bien que l’initiative de l’ouverture des hostilités appartient au commandant en chef et à lui seul, on lit dans celui de Froger l’instruction donnée à ses capitaines « d’engager le combat, quoique le commandant n’en n’ait pas fait le signal, s’ils jugeaient l’occasion favorable ».
Évolution de la tactique navale pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire
Les batailles navales combattues de manière rationnelle, entre deux lignes de file, ont trop souvent donné des résultats indécis. Cette constatation amena un certain nombre de jeunes officiers à réfléchir à d’autres moyens de combattre sur mer. Le plus inspiré d’entre eux est Horatio Nelson, un officier peu conventionnel qui ne cachait pas son peu de considération pour la tactique navale traditionnelle, ce qu’il résumait de manière brutale : « qu’importe la tactique ! Je soutiendrai toujours un capitaine qui, sans qu’on lui en ai donné l’ordre, prend de lui-même l’initiative de s’attaquer à un vaisseau ennemi [14] ».
À Trafalgar, sa manière d’attaquer la flotte combinée franco-espagnole, il est vrai très mal préparée au combat, illustre bien cet état d’esprit : naviguer directement sur la ligne ennemie qui « barre le T », c’est exposer pendant de longues minutes, la proue mal protégée des navires de tête, ainsi que leur gréement, qui constitue une cible très compacte sous cet angle, à des tirs en enfilade provenant de l’ensemble de l’artillerie de sabord des vaisseaux ennemis. Cette tactique audacieuse réussit surtout en raison de la mauvaise discipline de feu des Franco-Espagnols et de l’entrainement insuffisant de leurs canonniers, mais elle illustre de manière éclatante la fin de l’hégémonie de l’« ordre de combat » traditionnel [15].

La réalité de la guerre sur mer : capture du vaisseau anglais Ardent le 17 août 1779, au large de Start Point, le vent ventant de l’Est (en haut de l’illustration). 1 : L’Ardent sous le feu de trois frégates : la Gloire (C), la Bellone (D), la Junon (B) A : la Gentille, passant sous le vent du vaisseau en lui tirant quelques coups de canon de chasse jusqu’à ce qu’elle eut pu l’atteindre, et alors elle lui envoya plusieurs bordées E : la Couronne relevant la terre au NE F : tête de l’armée combinée Mouvements et positions intéressantes des armées combinées de France et d’Espagne contre celles d’Angleterre en 1779, pl.28 ©SHD Toulon
_____________________________________________
Notes :
[1] Ce qu’illustre, par exemple, l’état du vaisseau le Souverain après la bataille de Lagos (Neptunia n° 270)
[2] Il faut rappeler qu’avant l’introduction de l’artillerie de sabord, les navires de guerre attaquaient leurs adversaires en marche directe, afin de pouvoir les aborder. D’autre part, on doit se souvenir que, jusqu’à leur disparition, les galères attaquaient également de cette manière, leur artillerie étant disposée sur la proue.
[3] C’est ce que l’on lit dans la plupart des « livres d’ordres et de signaux », par exemple à la page 21 de celui de l’escadre de M. Duguay-Trouin pour l’année 1731.
[4] C’est ce que suggère Verdun de la Crenne dans son Mémoire sur la tactique navale de 1787. Il parait toutefois douteux que cette méthode ait été employée sous l’Ancien Régime, du moins dans la chaleur du combat.
[5] Tactique Navale, p. 52 : « Traverser l’ennemi »
[6] Citation approximative.
[7] Hoste (Traité des évolutions navales de 1691) et, plus récemment, Bigot de Morogue (Tactique Navale de 1763) et même Bourdé de Villehuet (le Manœuvrier de 1765), sans parler de nombreux traités manuscrits dont ceux de Renau d’Elissagaray, de du Pavillon et de Verdun de la Crenne. On peut relever que le premier ouvrage anglais consacré à la tactique navale ne date que de la fin de la guerre d’Amérique (Clerk of Eldin : An Enquiry into naval tactic, publié à Edimbourg en 1782). L’absence de manuels de théorie dans leur langue ne semble pas avoir handicapé les officiers anglais…
[8] C’est encore un système de ce type que préconise Bigot de Morogue en 1763.
[9] Les pavillons « de chapitres » étaient les seuls à comporter une croix, ce qui les rendait facilement reconnaissables.
[10] Bourdé attribue l’initiative de ce système à Mahé de La Bourdonnais, mais nous n’en avons pas trouvé la trace en archives.
[11] Il était officier de la Compagnie des Indes.
[12] Le chapitre consacré à la signalisation de l’ouvrage de Bourdé, avait été traduit en anglais par l’amiral Kemperfelt dès 1779.
[13] Le cas s’est présenté pendant la guerre de Sept Ans : c’est ainsi qu’en 1759, l’escadre D’Aché, qui utilisait un code « classique », fut renforcée aux Indes par le détachement Froger de l’Eguille, qui disposait d’un code « à chapitres ».
[14] Nelson avait lui-même bien illustré cette maxime lorsqu’il commandait en sous-ordre du prudent amiral Jervis à la bataille du Cap Saint- Vincent et, plus encore, à la bataille de Copenhague. On remarque que cette observation est très voisine de la remarque que l’on a citée plus haut, extraite du « livre d’ordre et de signaux » du chef d’escadre Froger de l’Eguille, daté de 1758.
[15] Jamais en peine de théoriser la guerre navale, les Français ne tardèrent pas à publier des traités tenant compte de ces derniers développements. On peut citer le Cours élémentaire de Tactique navale d’Audibert de Ramatuelle (en 1802) et surtout le Traité sur l‘art des combats de mer de La Rouvraye (1815) qui semble animé d’un esprit offensif, nouveau dans la Marine française.
le comte d’Amblimont est l’éternel oublié…