Rencontre avec Sophie Muffat, spécialiste en histoire navale qui s’intéresse notamment à l’époque de la Révolution et de l’Empire, auteure du nouvel ouvrage Les marins de l’Empereur, à paraitre à la fin du mois d’octobre 2021 (MAJ : parution repoussée à décembre 2021) aux éditions Soteca.
Quand on pense au Premier Empire et à Napoléon, on pense d’abord aux soldats de la Grande Armée et à ses exploits, et non à ses marins, dont l’histoire peut sembler moins « glorieuse ». Pourquoi ce livre et ce sujet ?
Sophie Muffat : En fait ce livre est né d’une note de bas de page dans un manuscrit de Pascal Cyr sur la Campagne de France de 1814. Une note de bas de page que j’avais rajoutée car je relisais son manuscrit et lui faisais quelques suggestions. C’est la lecture de cette note qui a incité son éditeur à me contacter pour me demander un ouvrage sur les conditions de vie des marins du Premier Empire. Ça a été le déclencheur du projet mais je l’avais déjà en tête depuis un moment.
Évoquer la marine du premier Empire, c’est pour le grand public évoquer Trafalgar, la défaite, éventuellement Boulogne, mais on ne va pas plus loin. La stratégie navale de l’empereur a déjà fait l’objet de plusieurs études par des spécialistes de la Marine, la tactique navale plus rarement.
Pour l’aspect « moins glorieux », il faut bien comprendre que certaines publications prennent avant tout en compte la parole de l’empereur, assimilée à une vérité dont il ne faut pas sortir. Je pense en particulier à la « pirouette » du camp de Boulogne et à cette note écrite début septembre pour justifier sa volte-face, en faisant passer ses amiraux pour des incompétents. C’est plus clair encore quand on lit le Mémorial avec « Ganteaume nul et sans moyens » etc. C’est comme si Napoléon avait « verrouillé » l’histoire navale dans ses écrits en mettant au défi la postérité de la remettre en cause. Mais pour étudier la Marine impériale dans son ensemble et de façon objective, il faut aller pus loin que la parole de l’empereur.
Quant aux marins, ce sont les très grands oubliés des études et articles sur la Marine. On se concentre souvent sur les amiraux mais on n’est pas amiral sans escadre ! La vie quotidienne des marins du XVIIIème siècle a été évoquée par Jean Boudriot, mais celle des marins du Consulat et de l’Empire restait à écrire.
Justement la vision de la Marine de l’Empereur : on sait que Napoléon a profondément réformé l’armée. Qu’en est-il de la marine ?
S. M. : Bonaparte, dès qu’il prend le pouvoir en brumaire, pense à réformer la Marine. Pour commencer, il choisit un ministre savant et non marin, compétent en presque tout, y compris en politique ; il connaît Forfait depuis la première campagne d’Italie et il l’apprécie. Mais Forfait n’est pas un comptable et surtout, il n’a jamais navigué. C’est pourtant lui qui va, en deux ans, initier une refonte globale de la Marine dont va hériter par la suite Decrès, le ministre soudé à son ministère.
Il va réformer à peu près tout. Les lois et règlements de l’an VIII concernent toutes les branches de la Marine. L’organisation du ministère, la création des préfectures maritimes, la réorganisation totale des arsenaux, la création du service de santé, le développement des constructions navales, tout va être immédiatement bouleversé. Les équipages et les officiers vont aussi être réorganisés dans leur structure, leurs fonctions et leurs missions.
C’est la première réforme, mais Bonaparte va continuer en 1803, puis encore en 1806, 1808… Et enfin le grand programme de constructions de 1810-1813. En réalité, il ne va jamais cesser de réformer la marine, et pas toujours avec succès. Par exemple, les marins vivaient très mal le fait d’être assimilés à des militaires. Pour eux, c’était déchoir. Déjà l’uniforme ! En 1803 les premiers vrais uniformes apparaissent par décret, et en 1804, c’est un règlement très détaillé d’une trentaine de pages pour l’ensemble des grades qui donne jusqu’au nombre de boutons sur les manches et la largeur de la broderie de col pour les officiers.
Napoléon a une idée fixe : organiser les équipages sur le modèle de l’armée de terre. Ça passe par des grades équivalents qui ne correspondent à aucune fonction navale, la répartition en escouades… Il veut des hommes polyvalents qui aillent aussi bien à terre qu’en mer, sans tenir compte des spécificités navales. Le meilleur exemple, ce sont les Marins de la Garde, voulu comme un corps d’élite, en réalité une espèce de « couteau suisse », qui sert à tout, partout, mais pas sur mer ! Les marins de la Garde ont été de tous les coups durs, ils ont construit des ponts, servi un peu partout sur le continent, à Dantzig, Bailén, pendant la campagne de Russe, à Waterloo ! Mais ils n’ont jamais combattu en mer. Leur seule mission navale a été de parader avec le canot impérial lors des festivités du mariage de l’Empereur avec Marie-Louise en 1810. Mais certaines des réformes, comme les préfectures maritimes, ont perduré jusqu’à nos jours.
Il ne faut pas oublier que Bonaparte est pragmatique pour certaines choses : il s’appuie en grande partie sur les réformes de la Révolution pour les siennes. Certains points des règlements impériaux sont ainsi des prolongements des décrets révolutionnaires auxquels il se réfère. On pourrait dire qu’il approfondit les réformes de la Révolution, notamment pour la justice navale. Il ne change rien par exemple, au recrutement des marins.
À propos, comment étaient recrutés les marins ? Avaient-ils le choix entre servir dans la marine ou dans l’armée de terre ?
S. M. : Il faut déjà différencier les équipages des officiers. Les équipages et la maistrance étaient soumis à l’inscription maritime. Les officiers, c’était autre chose. Ils étaient recrutés par concours, ce qui était, d’une certaine façon, révolutionnaire. D’ailleurs le recrutement par concours date de 1791. On peut déjà différencier les « rouges » des « bleus ». Les officiers « bleus » étaient ceux issus du Grand Corps, ou, sous conditions, recrutés par concours à la Révolution. Quant aux officiers dits « rouges », ce sont les officiers mariniers (assimilables aux sous-officiers de l’armée de terre) ou les capitaines au commerce et au long cours, qui pouvaient sous certaines conditions, accéder au Graal : le grade d’enseigne de vaisseau. Ensuite, l’avancement était en gros le même que celui des autres officiers supérieurs.
L’exemple le plus significatif pour moi est celui de Jean-Baptiste Perrée qui est capitaine au commerce, et profite des opportunités des réformes pour accéder au grade d’enseigne de vaisseau. Il est capitaine de vaisseau en 1793. Cinq ans plus tard, durant l’expédition d’Égypte, il brille particulièrement à la bataille de Chebreiss et est fait contre-amiral par Bonaparte ! Il n’a que 36 ans, ce qui en fait un des plus jeunes contre-amiraux ; il va mourir au combat en 1800 après une carrière fulgurante de cinq ans comme officier, ce qui était impensable sous l’Ancien Régime.
Par contre, aucun choix pour les équipages ; ils étaient contraints de servir dans la marine, soit à terre comme ouvriers, soit en mer ; cette contrainte ancienne était liée au lieu de résidence dans les ports. Cette obligation date en réalité de la création du système des « classes » en 1665 qui devient l’inscription maritime en 1795, mais sans fondamentalement changer cette obligation de service.
Ils étaient recrutés dès l’âge de 12 ans comme mousses, puis novices à 16 ans, et ensuite matelot ou ouvrier, au choix et selon ce qu’ils trouvaient comme emploi. Les registres de l’inscription maritime que j’ai consultés sont assez précis : on a le nom, le prénom, la date et le lieu de naissance, l’adresse, s’ils sont mariés ou non, avec ou sans enfants, le numéro matricule, et parfois le signalement physique. Pour la carrière, on avait l’année, le mois, le poste occupé avec le montant de la solde, dans quel port ou sur quel bâtiment ; il y avait ainsi sur quelques lignes la carrière avec les soldes touchées et les différents bâtiments sur lesquels ils embarquaient. Étaient aussi parfois consignés la cause de la mort. Quand ils mouraient ou qu’ils changeaient de port d’affectation, ils étaient « rayés des rôles » et immatriculés sur les registres du nouveau port avec un nouveau matricule. Le système marchait assez bien. Mais quand les marins mouraient en service, ils étaient parfois rayés des rôles plusieurs années après.
À partir de 1803, les marins sont soumis à la conscription.
Pouvez-vous résumer les conditions de vie à bord d’un navire de guerre à l’époque napoléonienne ?
S. M. : En temps de guerre ou en temps de paix, les conditions sont assez semblables : on mange mal, on dort peu, on manque d’espace, les conditions sanitaires sont effroyables, la discipline très sévère. Être marin sous l’Empire, et surtout le rester assez longtemps pour toucher sa retraite, c’est être extraordinairement chanceux et en bonne santé. La seule chose qui change vraiment, selon qu’on soit en paix ou en guerre, c’est le décompte des états de service. En temps de guerre la période compte double.
Plus largement, les conditions de vie sont très difficiles. Mais elles dépendent aussi du poste occupé à bord. Les officiers ont un espace de vie relativement spacieux et confortable à l’arrière, sur les trois étages du vaisseau, et leur nourriture n’est pas la même que celle des équipages. Les maîtres canonniers ont leur propre espace réservé mais la maistrance a la même nourriture que les équipages. Chaque homme a un poste fixe pour la manœuvre, et un poste de combat. Un matelot peut être affecté comme gabier sur un mât particulier pour la manœuvre, et avoir un poste de combat différent, selon ce que le capitaine décidera en fonction de ses aptitudes particulières.
Comme tout le monde est soumis au système des quarts, la vie à bord est réglée de façon que le bâtiment ne s’arrête jamais de fonctionner. Les officiers n’ont pas les mêmes quarts que les équipages et le commandant est hors-quart, car il doit être mobilisable à n’importe quel moment. J’en profite pour préciser que « commandant » ne correspond pas à un grade mais à la fonction à bord. Si c’est un lieutenant de vaisseau qui commande à une frégate par exemple, il est commandant.
Comment ces conditions ont-elles évolué aux XVIIIe et XIXe siècles ?
S. M. : Les conditions de vie à bord au XVIIIème siècle sont relativement peu documentées dans les règlements depuis Colbert, mais elles le seront à partir de 1786 avec les Ordonnances et Règlements de Castries. Ces Ordonnances sont la base des réformes navales de la Révolution et du Consulat. La grande nouveauté c’est la place plus importante accordée à l’hygiène et à la sécurité qui sont souvent confondues, et l’officialisation de certaines pratiques non écrites. Mais avant ça, une quantité de grades et de compagnies sont supprimés, comme les Gardes du Pavillon, le grade d’enseigne de vaisseau qui sera réintroduit en 1795, capitaine de brûlot…
La première différence concerne le nombre d’hommes embarqués. Les innovations des constructions navales des ingénieurs comme Forfait ou Sané font que les bâtiments de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle n’ont rien à voir avec ceux de 1750 par exemple. Ils sont plus grands, plus lourds, le nombre d’hommes à bord est plus important.
En fait, entre la vie à bord du Téméraire 1782 et celle du Redoutable de 1805, il y a très peu de différence. Elles sont essentiellement de l’ordre de l’hygiène à bord, et de la discipline ; les mesures prises pour la discipline et la justice à bord se multiplient et s’empilent les unes sur les autres, avec d’année en année la création de nouveaux délits durant toute la période impériale. C’est clairement le signe que ça ne fonctionne pas… Quant à l’hygiène, avec le développement des hôpitaux de la Marine et du service de santé, les officiers de santé ont davantage de missions, à terre et à bord. Ceux qui sont embarqués ont maintenant davantage de « rafraîchissements » dans leur cale qui sont en fait les aliments frais réservés aux malades ; ce sont des « aliments frais » comme des légumes et fruits qui sont des mets de luxe. Certains vivres embarqués leur sont expressément réservés, comme la rhubarbe, le miel… Les médicaments sont plus diversifiés aussi.
Pouvez-vous en dire plus sur les repas des marins ?
S. M. : Les repas des équipages diffèrent de ceux des officiers. Et il faut aussi compter avec les jours « gras » et « maigres ». La ration du marin en campagne est composée de trois jours gras et de quatre maigres. La viande embarquée est réservée aux trois premiers mois de campagne. On embarque beaucoup de fromage aussi, pour remplacer la viande. Une ration de base en 1809, c’est pour sept personnes ! On a donc 750 grammes de pain, ou 550 de biscuit (pour remplacer le pain), et 69 centilitres de vin. On ajoute au repas de midi 250 grammes de viande fraîche crue ou de bœuf salé, ou 200 grammes de lard salé. Le soir ce seront 120 grammes de pois, fèves ou fayols, ou 60 grammes de riz, du sel « en quantité suffisante » 500 grammes d’huile d’olive et 47 centilitres de vinaigre « pour un myriagramme de légumes, le double pour un myriagramme de riz », le myriagramme étant une unité représentant un volume de dix kilogrammes. On imagine donc un demi-litre d’huile pour dix kilos de légumes. La différence entre les jours maigres et gras est essentiellement dans la quantité de nourriture, ou le remplacement de la viande fraîche par de la morue crue (120 grammes). Les équipages sont servis par plat de sept personnes, donc tout est pesé pour sept personnes avant la distribution. Les quantités que j’ai données sont donc à diviser par sept, ce qui fait très peu, finalement. On imagine donc que pour l’huile d’olive, chaque homme ne dispose en réalité que d’une quantité égale à une cuillère à soupe par repas… Un homme seul a un peu plus de 100 grammes de pain, moins de 10 centilitres de vin, un peu plus de 30 grammes de viande…
Le circuit de la nourriture est complexe : le munitionnaire aidé de son commis aux vivres distribue les rations tous les jours, la viande fraîche est pesée pour sept puis ensuite donnée au coq pour la cuisson. Oubliez les légumes verts : ils sont pour les officiers dans les grandes occasions, ou les malades.
Si par hasard il reste des vivres non consommés en fin de campagne, ils sont inventoriés puis distribués dans les ports pour les forçats et les ouvriers qui sont condamnés à manger des vivres plus ou moins avariés qui ont déjà été stockés au moins six mois en mer.
Comment était solutionné le problème de l’eau ?
S. M. : On n’embarque jamais plus de trois mois d’eau, car elle s’altère vite. Elle est stockée dans des futailles ou des tonneaux qui ont été « combugés », c’est-à-dire préalablement remplis d’eaux jusqu’à en être imbibés. Puis ils sont vidés et rincés à plusieurs reprises, remplis d’eau fraîche vidée au bout de cinq à six jours, vidés de nouveau et enfin remplis avec l’eau embarquée. Les futailles sont ensuite arrimées dans la cale. Après quoi, les bondes sont couvertes avec des morceaux de toile sur lesquels on dispose des plaques de fer blanc qui sont ensuite goudronnées pour les garantir des rats.
Sur un vaisseau de 74 canons, on considère que 3 000 litres sont consommés chaque jour. On dispose chaque jour dans les « charniers » l’eau qui sera consommée par les équipages. C’était au départ un tonneau où on entreposait chaque jour la viande non consommée, mais le nom en est resté. Il servait ensuite à l’eau, après qu’on ait traité le tonneau à la chaux et mis des gravillons dans le fond… Depuis 1799, les charniers ont été remplacés par souci d’hygiène et ce sont des espèces de fontaine munies d’un robinet, où chaque homme se sert avec sa tasse personnelle.
D’autres projets navals ?
S. M. : J’ai en effet d’autres publications qui vont bientôt sortir en novembre et décembre : un article sur l’organisation du ministère de la Marine, et un numéro spécial de la revue Napoléon 1er. Et un autre projet est en cours pour 2022 aussi. Plus les conférences, colloques, tous les autres projets qui sont programmés sur du plus long terme.