« L’exemple des héros enfante des héros ! »

Le cuirassé Suffren à Toulon, le 23 octobre 1911. Bibliothèque nationale de France.

En 2007, la Marine nationale annonçait les noms des futurs sous-marins nucléaires d’attaque issus du programme Barracuda : Suffren, Duguay-Trouin, Tourville, De Grasse, Dupetit-Thouars et Duquesne (les deux derniers ont depuis 2015 été renommés Casabianca et Rubis, noms de deux fameux sous-marins ayant combattu durant la Seconde Guerre mondiale). Pour quelqu’un peu au courant des choses de la marine, ces noms peuvent paraitre sans grande importance et avoir été distribués au hasard dans l’unique but de les distinguer les uns des autres. Il n’en est rien cependant car, à toutes les époques de son histoire, un véritable esprit de suite a présidé la dénomination des bâtiments de la Marine française.

L’objet de ce billet n’est pas de rappeler une énième fois les hauts faits d’armes de ces grands marins, qui servirent tous dans la marine de l’Ancien Régime, à l’exception notable de Dupetit-Thouars, capitaine de vaisseau héroïquement tué sur le Tonnant lors de la bataille d’Aboukir, le 1er août 1798 (on notera que Casabianca, capitaine du 118 canons l’Orient, navire amiral de Brueys, commandant de l’escadre française chargée l’armée de Napoléon Bonaparte en Égypte, fut également tué durant cette bataille, ainsi que son jeune fils). En vérité, nous nous intéresserons ici à une vieille tradition de la Marine, celle de donner aux navires de guerre les noms des grands serviteurs de l’État, et en particulier des plus fameux marins de son histoire.

Cette tradition ne remonte pas véritablement aux origines de l’histoire de la Marine française. Sous Louis XIV, il n’en est même pas question ! Dés 1670, les noms de Mazarin, Beaufort ou Mercœur, hérités de la marine de Richelieu, disparaissent totalement. Le Brézé (grand maître de la navigation après la mort de Richelieu) et le Sourdis (lieutenant général de la marine royale sous Louis XIII), respectivement coulé et condamné au début des années 1660, ne sont pas non plus remplacés. Le Roi prend personnellement grand soin de choisir le nom de ses navires, et la symbolique politique y préside toujours. Seule sa personne, ainsi que sa famille, sont honorées, et seuls les vaisseaux de premier rang sont concernés : Royal Louis, Royal Thérèse, Reine, Dauphin Royal, Royal Duc, Soleil Royal… Il fut prévu pendant un temps de baptiser ce dernier Grand Henry, en hommage à Henri IV, mais le vaisseau est rapidement renommé, alors même qu’il est encore en chantier. On honorait parfois la fonction, jamais directement la personne. Il ne fallait pas faire de l’ombre au Roi Soleil ! Les vaisseaux portaient ainsi, le plus souvent, des traits de caractère de la personne royale, des adjectifs censés qualifiés leur personnalité ou encore leur comportement : le Foudroyant, le Conquérant, l’Intrépide, le Terrible, le Fort, le Brave, l’Assuré etc. Telle fut la règle et rien ne changea véritablement pendant un siècle.

Sous le règne de Louis XVI, en 1787, pour la première fois, on donna à quatre vaisseaux de 74 canons venant d’être mis en chantier à Toulon, Brest et Lorient le nom de grands et fameux marins du temps de Louis XIV : Duquesne, Tourville, Duguay-Trouin et Jean Bart. L’année suivante, en décembre 1788, à la mort de Suffren, son nom fut donné à un nouveau vaisseau, également de 74, en construction à Brest. On entra dés lors dans une voie nouvelle, celle d’honorer les grands hommes de la marine en donnant leurs noms aux navires de la flotte. Cette nouvelle pratique devait avoir un double effet : d’une part, provoquer une grande fierté parmi les équipages, qui devenaient en quelque sorte les gardiens de la mémoire du marin honoré, et d’autre part, faire connaitre à l’étranger les noms des héros français. L’idée fut très vite jugée si bonne que la tradition perdura dans la Marine, malgré les nombreuses fluctuations politiques si caractéristique de la France du XIXe siècle.

Bien entendu, la Révolution changea le nom de bien des navires rappelant trop l’Ancien Régime : la Couronne devint le Ça Ira, le Dauphin Royal : le Sans-Culotte, le Souverain : le Peuple Souverain, le Royal Louis : le Républicain, etc. Au milieu de ce véritable bouleversement, le Duquesne, le Tourville, le Duguay-Trouin et le Jean Bart conservèrent paradoxalement leurs noms. Même au plus fort de la Révolution, on sut reconnaitre l’importance symbolique et la valeur de ces grands marins, et personne n’eut l’idée ni le désir de débaptiser ces vaisseaux leur rendant hommage. Seul le Suffren devint le Redoutable en 1794, à la demande de son équipage dit-on – ou peut être parce que son nom rappelait une campagne victorieuse trop récente de la marine du roi que l’on venait de guillotiner – le navire se distinguera d’ailleurs onze ans plus tard, durant la bataille de Trafalgar ! Napoléon sut réparer l’injustice, et un nouveau vaisseau baptisé Suffren fut lancé à Lorient en 1803.

La jeune République alla plus loin que Louis XVI et décida que, dorénavant, les bâtiments de la marine porteraient les noms des grands serviteurs de la patrie, qu’ils soient militaires ou non, qu’ils fassent partie du monde de la marine ou non. Le 5 septembre 1799, Boulay-Paty (de la Loire-Inférieure), membre de la Commission de Marine, déclara ainsi au Conseil des Cinq-Cents :

« […] Mais, en même temps, représentans du peuple, il est de l’essence des imminentes fonctions que vous remplissez au nom du peuple français, de nommer chaque vaisseau dont vous ordonnez la mise sur les chantiers. C’est ainsi que vous en ferez une récompense nationale, qui ne doit être dispensée que par le Corps législatif, et qui deviendra un aliment de plus au courage et à la valeur des républicains ; c’est ainsi que vous célèbrerez les sacrifices généreux, les hauts-faits d’armes, les belles actions militaires, qui, depuis longtemps, n’ont de témoins que de vastes tombeaux appelés champs de bataille. Que la cendre du soldat, de l’officier, du général de terre et de mer, qui a signalé son triomphe ou sa mort par des traits de dévouement et d’héroïsme, soit honorés : le Français vit de gloire ; que ses exploits soient publiés ; que la victoire se nourrisse de la victoire et que les peuples de la terre apprennent les fastes de la République inscrits sur la poupe de nos vaisseaux.

Votre commission de marine a donc pensé que c’étoit entrer dans vos vues sur les récompenses militaires à décerner aux armées de la République, de comprendre dans ce cadre vaste et digne du peuple français, la nomination des vaisseaux de l’Etat. Ainsi cet acte de justice et de reconnoissance aura lieu pour les bâtimens qui sont en construction et pour ceux qui seront mis à l’avenir sur les chantiers, d’après un rapport du Directoire exécutif. Quelle est l’âme froide qui ne se sentira pas remplie d’émotion en contemplant ces honneurs du triomphe ! L’exemple des héros enfante des héros ! »

Durant la période révolutionnaire puis impériale, les vaisseaux honorant les « gloires nationales » se multiplièrent. En 1795, on nomma un nouveau 74 canons le Cassard, en référence au redoutable corsaire de Louis XIV. A cette époque, d’autres 74 canons furent nommés le Marat (1793), le Voltaire (1795), le Jean-Jacques Rousseau (1796). Des noms provenant de l’armée de terre furent également utilisés : Hoche (1797), Dugommier (1797), Desaix (1800). Lorsque les Français prirent Venise et sa marine en mai 1797, Napoléon Bonaparte, encore général, débaptisa tous les navires présents dans le port et leur attribua à chacun le nom d’officiers tombés au champ d’honneur durant la campagne d’Italie : Dubois, Causse, Robert, Banel, Sandos, Frontin, Muiron, Carrère.

Le général devenu Premier Consul puis Empereur des Français, la Marine ne fut plus vraiment nationale, à l’image de la Grande Armée, elle s’européanisa. On remarque ainsi que les amiraux hollandais Evertsen, Tromp et Ruyter, pourtant formidables adversaires de la Marine française au XVIIe siècle, ainsi que Zoutman – qui se distingua durant la Guerre d’Indépendance américaine – eurent leurs vaisseaux suite à l’annexion de la Hollande en 1810. Dans le même temps, les écoles spéciales de marine, créées également en 1810 et ancêtre si l’on peut dire de l’École navale de 1830, furent nommées le Tourville à Brest et le Duquesne à Toulon. Un demi-siècle plus tard, on donnera aux écoles navales flottantes successives le nom d’un officier de marine, certes plus connu pour ses travaux scientifiques que pour ses actions militaires : Borda, qui joua un grand rôle dans la construction navale française de la fin du XVIIIe siècle.

Un constat s’impose cependant : la totalité des vaisseaux honorant les grands hommes de l’histoire de France ou de sa marine sont, à cette époque, des deux-ponts, très souvent de 74 canons. Les vaisseaux de premier rang, à trois-ponts, ne sont pas concernés par cette « nouveauté », et on continue de leur donner des noms « impersonnels » : l’Océan, l’Orient, l’Impérial, le Majestueux, etc. Le Montebello, vaisseau de 118 canons mis en construction à Toulon en 1810, est bien un hommage au maréchal Jean Lannes, duc de Montebello, mortellement blessé durant la bataille d’Essling en 1809, mais le fait est qu’il n’est pas nommé le Lannes… On conserve donc, en ce qui concerne les navires de première grandeur, et de prestige (!), la tradition issue de l’époque de Louis XIV, et seul le monarque (qu’il soit roi ou empereur) ou sa famille sont honorés : le Dauphin Royal (1791), le Roi de Rome (1811), le Comte d’Artois (1814), le Royal Louis (1814).

Sous la Restauration, les noms de l’ancienne marine furent repris (on notera toutefois la disparition de noms « importants » sous l’Ancien Régime : Soleil Royal et Foudroyant notamment) et l’on conserva naturellement la tradition née de la marine de Louis XVI d’honorer les grands marins. Le premier 90 canons issu des plans établis par la Commission de Paris de 1824 fut baptisé le Suffren (1824). Peu de temps après, un nouveau 100 canons mis sur cale en 1827 est nommé le Duguay-Trouin (maintenu sur cale longtemps conformément à la politique navale de la France de l’époque, il ne fut lancé que 27 ans plus tard, le 29 mars 1854). On remarque en outre que d’anciens monarques sont, pour la première fois, directement honorés. En 1825, le 118 canons le Royal Louis est rayé des listes (il n’y en aura plus dans notre marine qui en a compté six) et l’on nomme en 1828 un nouveau trois-ponts en construction le Louis XIV. En 1829, un vaisseau de 100 canons est également baptisé le Henri IV.

Entre 1847 et 1849, des 90 canons sont nommés le Duquesne, le Tourville et le Jean Bart. Un vaisseau de 80 canons lancé en 1824, la Couronne, est renommé le Duperré (1849).

Jusque là, seuls les marins de Louis XIV étaient honorés, à l’exception de Suffren. Cet état de fait change avec la fin de la royauté et l’instauration de la Deuxième République puis du Second Empire. Les marins de Louis XIV ne sont en effet plus les seuls honorés, des vaisseaux sont ainsi nommés : Duperré, Du Chayla, Dupetit-Thouars, Latouche-Tréville, Casabianca. En parallèle, malgré le fait qu’ils rappellent l’époque de l’Ancien Régime, les noms de Tourville, Duquesne, Jean Bart et Suffren continuent d’être donnés tout au long du XIXe siècle à certaines des plus belles unités de la marine.

Sous le Second Empire, on donna, pour la première fois, le nom de deux hommes d’État essentiels dans l’histoire de la Marine française, Richelieu et Colbert, à deux frégates cuirassées de type Océan (respectivement construites en 1868 et 1869). Une autre frégate cuirassée de ce type fut quant à elle nommée Suffren. Un article paru dans le Moniteur de la flotte le 28 août 1854 montre bien la volonté du régime impérial de définitivement remplacer les anciens noms mythologiques au profit de noms « qui reporte[nt] la pensée sur une glorieuse période de notre histoire » : « Le marin affectionne entre tous les bâtiments dont le seul aspect est un vivant trophée, un éclatant témoignage de luttes glorieuses et de brillants faits d’armes ; il s’identifie avec ce bâtiment et c’est avec amour qu’il inscrit son nom sur le léger ruban qui flotte autour du coquet petit chapeau d’uniforme. Vienne le jour du danger, ce nom n’est invoqué en vain ; il enfante la plus noble émulation et le plus chaleureux enthousiasme […] Le nom d’un bâtiment de guerre n’est donc pas chose indifférente. »

Au début du XXe siècle, la IIIe République, inspirée par la période révolutionnaire, donna des noms jugés par les observateurs de l’époque comme bien curieux pour des navires de guerre (citons par exemple les cuirassés de type République : Justice, Patrie, Démocratie, Vérité…). La presse de l’époque regorge d’articles sur le sujet. Citons par exemple le sénateur Dominique Delahaye qui, durant la séance de la chambre haute du 27 décembre 1907, prit la parole et questionna en ces termes le ministre de la marine de l’époque :

« Messieurs, vous avez le grave souci de doter notre marine de guerre des bâtiments les plus perfectionnés. Permettez-moi de vous entretenir des noms qu’il convient de leur donner. Autrefois, c’étaient les noms de guerriers fameux, de navigateurs illustres, de marins célèbres, héros de nos batailles navales. Depuis quelques temps, les poètes, les philosophes, les écrivains, mêmes des hommes politiques semblent avoir obtenu votre préférence. Ces noms rappellent des souvenirs qui peuvent être gardés pour la postérité, mais ailleurs qu’à la poupe de nos vaisseaux de guerre : ils ne disent rien aux marins.

Les marins qui ont bien servi le pays doivent laisser leur nom à la grande famille maritime. C’est bien l’esprit de l’éducation de nos jeunes élèves du Borda. A l’amphithéâtre de ce vaisseau-école, que voit-on dans les médaillons ? Les noms de nos marins valeureux. Est-ce que les équipages n’ont pas besoin d’être entrainés autant que les jeunes élèves officiers ? Limitons les Anglais. M. le rapporteur nous a dit que c’était très difficile en ce qui concerne le prix de revient des bâtiments. Nous n’en avons que deux pour la somme qui en donne trois en Angleterre. Si, à ce point de vue, nous ne pouvons les égaler, envisageons-en un autre où nous y arriverons sans que cela nous coûte rien ! Les Anglais savent faire revivre le nom de leurs marins illustres, est-ce que les traditions et la gloire de la marine française le cèdent en quoi que ce soit aux traditions et à la gloire de la marine anglaise ? Non. Il y a cependant ici, à propos des noms des bâtiments de guerre, quelque chose d’inférieur aux usages anglais, c’est l’esprit de traditionalisme, c’est le respect du passé, c’est le désir de récompenser de la récompense la plus noble et la plus chère ces gens de mer qui n’hésitent jamais à donner leur sang pour la défense de la patrie. Il serait bien plus beau de faire revivre les noms de La Pérouse, de Tourville, de Dumont-d’Urville, et ce nom, français par excellence, de Villaret de Joyeuse qui pétille, soulève, entraine, éclate comme une fanfare de victoire. Monsieur le ministre de la marine, dites-moi que vous reviendrez à la vieille tradition et que vous donnerez à nos bâtiments les noms de nos marins illustres. »

Le sénateur, ainsi que les nombreuses voix qui s’élevèrent contre les nouveaux noms fantaisistes choisis par le régime pour nommer les navires, furent entendus et, bien qu’étonnamment aucun bâtiment français ne fut jamais nommé Villaret de Joyeuse, la « vieille tradition » perdura. Tout au long du XXe siècle, les noms de Tourville, Jean Bart, Duguay-Trouin, Suffren, etc. furent portés par quelques unes des plus belles unités de la Marine française, qu’il s’agisse de croiseurs, de cuirassés ou plus récemment de frégates. Les noms choisis pour les futurs sous-marins d’attaque français perpétuent ainsi une tradition vieille de plus de deux siècles !

3 réflexions sur “« L’exemple des héros enfante des héros ! »

  1. Les vaisseaux portaient ainsi, le plus souvent, des traits de caractère de la personne royale, des adjectifs censés qualifier leur personnalité ou encore leur comportement.

    Presque toutes les sources le disent. Il me semble qu’en général les noms donnés ne se rapportent pas spécialement au monarque ou même ne peuvent s’y rapporter, comme le Courtisan (1666, 1676), ou se réfèrent à des qualités bien peu royales, ou se contredisant mutuellement : le Bizarre (1692), le Modéré, le Prudent, le Téméraire, le Hasardeux, le Belliqueux (seuls les ennemis du roi l’auraient appelé ainsi), le Gaillard

    Villaret de Joyeuse, pour la postérité, souffre d’avoir commandé lors de l’une de nos premières sévères défaites. Elles allaient s’enchaîner pendant un quart de siècle. Certes, il n’était pas responsable de la désorganisation de la marine, et même Napoléon ne devait pas réussir à rebâtir ce qu’en avait détruit la Révolution. L’expérience perdue était irremplaçable en temps de guerre.
    À la bataille du 13 prairial an II de la République (1er juin 1794), son célèbre vaisseau, la Montagne (anciennement les États-de-Bourgogne, puis la Côte-d’or ; en 1794, la faction au pouvoir était celle des “Montagnards”… Plus tard ce célèbre navire serait redénommé le Peuple, enfin l’Océan), parce que le navire le suivant ne put tenir la ligne, subit un tir en enfilade du vaisseau amiral britannique, la Queen Charlotte (100 canons, peut-être 3900t). La Montagne, plus grand vaisseau au monde (5030t, 120 canons) fut ainsi atteinte là où les vaisseaux n’étaient pas protégés. En une seule salve, 40 de ses canons furent démontés, et 400 de ses hommes mis hors de combat. Cette journée s’acheva par la perte de sept vaisseaux français, les Britanniques n’en perdant aucun. Pour la première fois, la ligne française était vaincue sans être en infériorité numérique. Le désastre eût pu être plus grand encore si les capitaines anglais avaient compris la hardiesse de la tactique de leur chef, Richard Howe. La Montagne et le Républicain (4600t, 110 canons ; anciennement le Royal-Louis) auraient été perdus si les vaisseaux de la Royal Navy avaient coordonné leur action comme ils sauraient le faire quelques années plus tard.

    Merci pour vos articles !

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