Le « Fighting Temeraire » ou la fin d’une époque

Quelques mots sur une scène très remarquable du dernier James Bond, Skyfall

Le célèbre agent britannique attend, pensif, assis sur un banc de la National Gallery. Face à lui se trouve ce qui est sans doute l’une des plus belles toiles de Joseph Mallord William Turner (1775 – 1851) : le « Fighting Temeraire » (1839), vaisseau à voile rentrant pour la dernière fois au port à l’aide d’un remorqueur à vapeur, ceci avant d’être définitivement désarmé. Tout un symbole :


L’agent 007 affirme n’y voir là « qu’un bateau et un autre bateau » (du moins dans la version française du film), il y a pourtant tellement à dire sur cette magnifique peinture, désignée en 2005 par un concours organisé par la BBC comme étant la plus belle œuvre de la National Gallery !

La scène se passe en 1838. Le contraste entre le grand et majestueux vaisseau à voile à l’apparence fantomatique et son remorqueur à vapeur, petit et laid, noirci par la fumée se dégageant de sa haute cheminé, est assez remarquable. La scène symbolise la fin d’une époque, celle de la marine à voile et du règne des grands vaisseaux de ligne, notamment marqué par le magnifique soleil couchant signifiant le crépuscule de ce passé bientôt révolu au profit de la modernité.

Le vaisseau à trois-ponts est le fameux Temeraire britannique, surtout connu pour avoir participé à la bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805. Mis en chantier en juillet 1793, le Temeraire est lancé à Chatham Dockyard le 11 septembre 1798. Il fait partie des trois trois-ponts (avec le Neptune et le Dreadnought) dits de 98 canons, issus des plans réalisés par John Henslow, construits par les Anglais dans les années 1790. Le navire porte en vérité 108 canons puisqu’il est armé de 28 canons de 32 livres anglaises dans sa batterie basse, 30 canons de 18 livres dans sa deuxième batterie, 30 autres canons de 18 livres dans sa batterie haute, ainsi que 10 canons de 12 dans ses gaillards. On remarque ici que l’artillerie des vaisseaux anglais et français était disposée différemment : batterie basse moins puissamment armée chez les Anglais (32 livres contre 36 chez les Français, sachant que la livre anglaise était inférieure à la livre française), même calibre porté par les deuxième et troisième ponts (tandis que les trois-ponts français avaient à cette époque du 24 dans la deuxième batterie et du 12 dans la troisième).

Il est à noter que ce bâtiment est le deuxième vaisseau de la Royal Navy à porter le nom de Temeraire. Le premier était le 74 canons français le Téméraire, capturé par les Anglais le 19 août 1759 durant la bataille de Lagos. Incorporé dans la Royal Navy, les Anglais ne changèrent pas le nom du 74 canons, qui restera en service dans la marine anglaise sous le nom de HMS Temeraire jusqu’à son désarmement au début des années 1780. Le choix de ce nom pour désigner le trois-ponts est donc très provocateur vis-à-vis de la Marine française.

De 1799 jusqu’à la paix d’Amiens, le Temeraire reste avec l’escadre de la Manche, s’employant notamment à assurer le blocus de Brest et escorter des convois. Victime de mutineries durant cette période, plusieurs marins sont jugés et pendus sur le bâtiment en janvier 1802, à la suite de quoi il est désarmé puis réarmé lors de la rupture de la paix d’Amiens. Le 21 octobre 1805, il participe, nous l’avons dit, à la bataille de Trafalgar, sous le commandement du capitaine Eliab Harvey. Durant les combats, il sauve le Victory, qui porte la marque de l’amiral Horatio Nelson, du 74 canons français le Redoutable et combat victorieusement un second 74 canons français, le Fougueux. Ces faits d’armes lui valent d’être aux yeux des Britanniques, avec le Victory, le bâtiment le plus remarquable de la bataille. Cette précision est importante car elle explique tout l’amour qu’ont les Anglais pour ce navire, l’un des symboles de leur victoire à Trafalgar et donc de leur domination incontestable des mers. Elle explique également toute l’émotion que provoque la destruction du vaisseau en 1838.

Pour autant, la suite de la carrière du Temeraire est loin d’être très glorieuse. En 1812, bien que sa construction soit encore relativement récente, il est jugé dépassé par rapport aux nouveaux trois-ponts construits en Angleterre. On décide donc, en 1813, de le transformer en ponton. Pendant plusieurs années, le navire sert donc de prison flottante où croupissent plusieurs centaines de prisonniers, marins et soldats français notamment. Condamnés à vivre dans des conditions particulièrement difficiles, très peu de ces hommes survivront aux traitements inhumains subis dans les pontons. Par la suite, le Temeraire devient navire-école de 1820 à 1828 puis navire de dépôt jusqu’en 1836.

En 1838, le vieux bâtiment a 40 ans et l’Amirauté décide pour des raisons économiques – l’entretien d’un vaisseau coûte horriblement cher – de sa démolition. Le 28 juin, les canons du trois-ponts tirent une dernière fois, à l’occasion de l’anniversaire du couronnement de la reine Victoria. Le 4 juillet, les travaux de démontage commencent : son artillerie et ses mâts lui sont retirés. Le 5 septembre, deux remorqueurs à vapeur sont chargés de lui faire remonter la Tamise, afin de l’emmener de Sheerness, où il se trouve, à Rotherhithe, au Sud-Est de Londres, où le Temeraire doit être définitivement démantelé. C’est précisément la scène représentée par l’œuvre de Turner. Cette dernière compte donc, si l’on peut dire, un certain nombre d’erreurs : le bâtiment n’est pas remorqué par un mais par deux vapeurs ; le trois-ponts n’a, à ce moment là, plus de mâture ; dans l’œuvre de Turner, le Temeraire et son remorqueur se dirigent de toute évidence vers l’est, à l’opposé du coucher du soleil, bien que Rotherhithe soit en réalité à l’ouest de Sheerness. On l’aura compris, le soucis de Turner n’est pas de représenter la scène avec réalisme et exactitude, mais plutôt de souligner la triste perte du prestigieux vaisseau, fin pathétique d’un vieux bâtiment à voile laissant la place à la jeune et prometteuse marine à vapeur tout juste naissante.

Autre représentation, comptant également quelques erreurs, de la scène :

Par J. J. James. National Maritime Museum, Greenwich, London.

Alors, j’en ai conscience, sur les millions de spectateurs qui verront le film quelques uns seulement chercheront à en savoir plus sur ce tableau, mélancoliquement admiré par “Q” et 007, qui forcément (étant donné le scénario du film) s’identifie au vieux vaisseau… Il n’empêche que je n’ai pu m’empêcher d’en faire un billet.

A lire également : Skyfall, la dernière scène.

12 réflexions sur “Le « Fighting Temeraire » ou la fin d’une époque

  1. Un bien beau billet sur un bien beau tableau, en effet.
    J’adore cette oeuvre de Turner.
    Merci pour le rappel et les précisions historiques qui s’imposaient.
    Faut que je vois le dernier James Bond…

  2. Merci à tous les deux :)

    A la toute fin du film, dans la dernière scène il me semble, on peut également distinguer dans le bureau de « M » un tableau représentant un combat naval (à tous les coups il s’agit de Trafalgar)… Si quelqu’un sait de quelle œuvre il s’agit je suis preneur !

  3. Superbe accroche, très bon contenu et une conclusion géniale. Bref une belle idée que d’écrire sur un tableau qu’aurait vu James et d’en faire une description historique.

  4. très bon article ! ;) … Je pense tout de même déceler dans ce tableau de Turner, une pointe d’optimisme dans ce constat cru du temps qui passe. A la droite du Téméraire, un grand voilier toutes voiles dehors, semble prendre le large. Il semble donc porter une confiance, qu’il est possible de garder de l’enthousiasme dans l’avenir. Les objets restent figés dans le temps, mais le temps ne fuit pas les gens, les gens avancent avec lui. Dans ce saisissant constat de la fin d’une époque, je pense que Turner a eu la délicatesse de ne pas vouloir brider ou brimer ceux qui ont la force et le courage d’avancer.

  5. C’est en cherchant le rosier Fighting Téméraire que je suis tombée sur votre article et que je découvre votre blog.
    Le tableau de Joseph Mallord William Turner est magnifique .
    Bonne soirée

  6. « A la toute fin du film, dans la dernière scène il me semble, on peut également distinguer dans le bureau de « M » un tableau représentant un combat naval (à tous les coups il s’agit de Trafalgar)… Si quelqu’un sait de quelle œuvre il s’agit je suis preneur ! »

    Moi aussi je veux savoir ! :)

  7. Turner… source d’inspiration certaine… impressioniste avant les impressionistes…. transparence et poésie…je vous invite a découvrir ou a revisiter sa peinture …. Pour les voiliers des mers du Sud…. Sommerscales…. vous sur prendra !

  8. Excellent article ! Je vais contempler in situ ce magnifique tableau, en ce qui concerne le « tableau de M » je me ferai un plaisir de demander au gardien, s’il sait de quel tableau il s’agit. En attendant je met le lien de votre article sur mon blog.

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