Le Sevastopol, 150 années plus tard…

Vous le savez peut être, le second BPC (Bâtiment de Projection et de Commandement) construit en France, à Saint-Nazaire, pour le compte de la marine russe, a été mis à flot il y a quelques heures. Le nom de ce navire, Sevastopol (Севастополь, Sébastopol), est évidemment très symbolique étant donné le conflit russo-ukrainien actuel. Je remarque toutefois que ce nom est aussi celui du premier cuirassé moderne de l’histoire de la marine russe, lancé il y a tout juste 150 ans, en 1864. L’occasion de parler de ce navire et de cette époque très fascinante en ce qui concerne la construction navale !

Depuis la fin de la guerre de Crimée (1853-1856), beaucoup en Europe en étaient convaincus, l’avenir de la marine de guerre appartenait à la vapeur et à la cuirasse. La France, grâce notamment à l’ingénieur Dupuy de Lôme, fut la première à franchir le pas et lança, en novembre 1859, la frégate cuirassée la Gloire, navire en bois auquel on fixa des plaques de fer. Elle fut immédiatement suivie par l’Angleterre, qui fit construire en réponse le Warrior, en fer. Le nouveau chef de la flotte russe, le grand-duc Constantin, qui, depuis 1857 avait tourné sa principale attention vers la construction des navires à hélice en bois, souhaita dés 1858 former une flotte cuirassée russe. Il organisa des essais de tir contre des plaques de blindage provenant de différentes fabriques du pays. Les résultats de ces tests firent voir que, pour l’industrie du fer, la Russie n’était pas à la hauteur des autres puissances. Au début des années 1860, la construction de navires cuirassés devint toutefois urgente et indispensable. Deux rapports, très intéressants, nous en expliquent les raisons.

Vers la fin de l’année 1861, la commission russe chargée de préparer le budget de la marine pour 1862, conclut :

« Sans parler de l’énorme supériorité des flottes cuirassées anglaise et française, les puissances maritimes de second ordre même font des efforts remarquables pour donner un plus grand essor à leur marine. L’Autriche, qui ne possède aucune flotte de guerre dans le sens propre du mot, et l’Espagne, qui, depuis longtemps déjà, a perdu sur mer son importance d’autrefois, font de grands efforts, l’une pour créer une flotte, l’autre pour transformer la sienne. Au Sud de l’Europe grandit aussi le nouveau royaume d’Italie, dont les côtes étendues offrent tous les avantages pour la fondation d’une flotte puissante. Ce royaume pourrait facilement prendre le troisième rang dans la série des flottes européennes, c’est-à-dire dans le rang que la Russie occupe depuis si longtemps. Chez nos plus proches voisins, les Prussiens, le mouvement national est d’accord avec les vues du Gouvernement pour créer une flotte de guerre… »

Ces prédictions sont confirmées dans un rapport du ministre de la marine de 1864 :

« Les opérations maritimes de cette flotte des États du Nord de l’Amérique, qui s’est créée comme par enchantement, sont le prélude d’une révolution énorme dans la tactique du combat sur mer dont, pour le moment, on ne prévoit pas encore le résultat final. Toutefois, on peut dire que l’introduction des cuirassés peut mettre les puissances maritimes de second ordre dans une toute autre condition. En effet, ne voyons-nous pas le Danemark, aussi bien que la Suède, qui avait renoncé à toute importance maritime, construire des cuirassés ? L’Italie, parvenue à l’unité, possède maintenant plus de cuirassés que la Russie, et la Prusse, notre voisine, qui avait été jusqu’ici entravée dans ses efforts maritimes par l’absence d’un bon port de guerre dans la Baltique, s’est glissée en 1864 à Kiel, qu’elle mettra autant d’obstination à conserver qu’elle en a mis à le conquérir. Ce dernier événement est pour nous d’une importance spéciale ; car le développement continuel des flottes prussiennes et allemandes peut changer complètement la puissance politique de la Russie dans les eaux de la Baltique, où, dans le cours des dernières années, elle avait la prééminence sur les cinq grandes puissances européennes. On ne saurait nier que cette nouvelle situation ne puisse amener dans l’avenir une complication de choses telle, que la Russie ne soit obligée de soutenir très énergiquement son influence parmi les puissances de la Baltique. Il n’est pas moins évident que ce jour-là le plus fort facteur de notre politique sera dans la flotte cuirassée… »

Lorsque la Russie se lança dans la construction d’une flotte cuirassée, il était décidé en principe que les navires seraient faits en fer. Mais par manque de moyens et aussi pour aller plus vite, on résolut pour commencer de blinder des navires en bois, comme l’avait fait Dupuy de Lôme pour la Gloire. Deux frégates en construction furent choisies : le Sevastopol et le Petropavlovsk (Петропавловск), qui devinrent ainsi les deux premiers cuirassés de haute mer de l’histoire de la marine russe.

Extrait de la Revue maritime et coloniale, tome 13, 1865.

Extrait de la Revue maritime et coloniale, tome 13, 1865.

La construction du Sevastopol (référence à l’héroïque défense de cette ville pendant la guerre de Crimée) avait commencé à Kronstadt, non loin de Saint-Pétersbourg, en septembre 1860. Conçu comme simple frégate en bois, les Russes entreprirent, nous l’avons dit, de la doter d’une cuirasse, à l’image de ce que les Français avaient fait pour leurs premières frégates cuirassées (la Gloire, la Normandie, l’Invincible, la Flandre, etc. avaient des coques en bois). L’ordre de la transformation fut donné le 26 juin 1861. Le 16 octobre 1863, le navire fut conduit dans le dock sud de Ptrovski, où on commença à le revêtir de son blindage. A la fin de juillet 1864, cette opération était terminée. La frégate cuirassée fut lancée le 12 août à une heure de l’après-midi, et sortit du port dés le 8 octobre pour essayer ses machines, qui lui permirent d’atteindre une vitesse de 13 nœuds.

Par ses dimensions, le Sevastopol se plaçait entre le Warrior britannique (128 mètres de long) et la Gloire française (77 mètres), qu’il dépassait de beaucoup. A sa ligne de flottaison, il mesurait en effet 300 pieds de long (91,44 mètres) pour une largeur de 52 pieds (15,85 m). En chargement, il avait un tirant d’eau de 26 pieds (7,92 m) à la poupe et de 24 (7,32 m) à l’étrave. Il déplaçait 6257 tonnes.

Son blindage consistait en plaques de 4 pouces et demi d’épaisseur (cette épaisseur tombait graduellement à 4, 3 1/2 et 3 pouces à mesure que l’on s’approchait des extrémités du navire), appliquées sur une doublure en bois de teck, épaisse de 10 pouces au milieu et de 6 pouces aux extrémités. Le chevillage de la partie de la coque, au-dessous de l’eau, était en cuivre, et au-dessus, en fer. Afin de le préserver de l’enfilade, on avait élevé, dans la partie avant, en travers du navire, une cloison blindée avec 2 sabords de chasse.

Les plaques – 314 en tout – provenaient de l’usine Brown & Cie, à Sheffield, en Angleterre. Les quatre morceaux de fer qui formaient son éperon avaient été quant à eux forgés à l’usine russe d’Ijora, à Saint-Pétersbourg. C’est cette même usine qui fut chargée de réaliser la machine de 800 chevaux du navire.

Si, à l’époque de sa mise en chantier, le Sevastopol avait été conçu pour être une frégate de 58 canons, il n’en fut plus de même après sa transformation. Lors de son premier armement, la frégate cuirassée comptait donc 32 canons de 60, 4 sur le pont supérieur comme canon de chasse, et 28 dans la batterie. Dés 1868, les canons de 60 furent peu à peu remplacés par des canons rayés de 8 pouces. En 1877, tous les canons de 60 avaient été enlevés et le navire portait 16 pièces de 8 pouces (dont 2 sur le pont supérieur) et 1 de 6 (également sur le pont supérieur), tous canons rayés. Son équipage comptait 600 hommes environ.

La carrière du Sevastopol fut peu mouvementée. Ayant toujours fait partie de la flotte de la Baltique (et pour cause il était alors interdit à la Russie d’entretenir une flotte de guerre dans la mer Noire depuis le traité de Paris de 1856), il servit de navire-école à partir de 1880. Il fut finalement désarmé le 15 juin 1885 et vendu pour démolition en mai 1897.

La marine russe compta deux autres Sevastopol durant son histoire, deux cuirassés lancés en 1895, qui fut détruit à l’entrée de Port-Arthur en 1905 durant la guerre russo-japonaise, et en 1911, qui connut les deux grands conflits mondiaux du XXe siècle. Le BPC sera donc le quatrième Sevastopol de la marine russe, ou ne sera pas…

Belle photographie, non datée, du frère (non jumeau) du Sevastopol : le Petropavlovsk, qui fut armé peu après, en 1865. Le Petropavlovsk présentait de nombreuses différences avec le Sevastopol, comme on peut le constater en comparant cette photographie avec les croquis plus haut.

Sources :
Les navires blindés de la Russie. Revue maritime et coloniale, tome 13, 1865, p. 493.
– Drygalski. Développement de la flotte russe depuis la guerre de Crimée. Revue maritime et coloniale tome 81, 1884, p. 148.

2 réflexions sur “Le Sevastopol, 150 années plus tard…

  1. Sur le Sébastopol dans la guerre russo-japonaise, il a été commandé par von Essen qui sera plus tard Chef de la flotte de la Baltique durant la Première Guerre mondiale. Ce vaisseau a été sabordé le dernier jour du siège de Port Arthur.

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