J’avais évoqué dans un précèdent billet la destruction par le feu du vaisseau de premier rang le Trocadéro à Toulon, le 23 mars 1836, tandis qu’il était en réparation dans le bassin de radoub. Je suis récemment tombé sur deux articles de presse à propos de cette catastrophe, publié dans le Journal de Rouen quelques jours après les faits. J’ai pris le temps de les retranscrire entièrement.
Cliquez sur le plan ci-dessus pour l’agrandir. Il représente Toulon dans les années 1840. Lors de l’incendie du Trocadéro, le vaisseau se trouvait dans le bassin n°1 (point noir sur le plan). A cette époque, le bassin n°2 était sur le point d’être terminé (1838), le n°3 sera construit entre 1841 et 1846.
Après avoir rapidement et froidement annoncé la destruction du trois-ponts le vendredi 25 mars : « Une dépêche télégraphique annonce que le vaisseau le Trocadéro a été brûlé à Toulon, durant une opération de chauffage, qui précède le doublage des navires », le journal publie quelques jours plus tard, le lundi 28 mars, les détails de cette affaire :
« Incendie du Trocadéro. Notre correspondance particulière nous donne les détails suivants sur l’horrible incendie du Trocadéro, incendie qui coûtera à l’état plus de deux millions. Toulon, le 23 mars 1836.
Sept heures dix minutes. – Les ouvriers calfat avaient enceint le vaisseaux de nombreux paquets de bruyère, pour le nettoyer et visiter sa carène ; cette opération s’appelle brusquage du vaisseau. Toutes les précautions avaient été prises pour éviter un accident ; mais, malheureusement, l’ingénieur qui dirigeait ces travaux avait oublié de couper les nombreux cordages qui soutenaient l’échafaudage de l’arrière, et ces matières, éminemment combustibles, ont été la cause du malheur qui est arrivé. La flamme, en s’élevant, comme il était facile de la prévoir, et comme l’avaient remarqué en effet toutes les personnes qui étaient allées voir le vaisseau, a embrasé les cordages ; ceux-ci l’ont communiquée aux planches qu’ils tenaient suspendues au couronnement. La toiture du vaisseau, qui venait en saillie, a concentré le feu sur ce point, et lui a imprimé un degré de force qu’il n’a pas été possible d’arrêter immédiatement. La toiture s’est embrasée aussitôt, et l’incendie a été général.
Sept heures vingt-cinq minutes. – Les six pompes qu’on avait placées auprès du vaisseau, qu’elles avaient arrosé auparavant, ne pouvant maitriser le feu, le directeur des mouvements du port, averti du danger, se porte de sa personne en toute hâte sur les lieux. Un seul coup d’œil lui fait déjà pressentir que l’incendie a atteint un tel degré de violence, qu’il sera impossible de s’en rendre maître. Il faut de suite songer à préserver les autres bâtiments d’un pareil sort et à sauver l’arsenal d’un vaste embrassement ; il faut des bras ! Le tocsin sonne, le vaisseau-amiral tire son coup de canon d’alarme. Le directeur donne, avec la rapidité de l’éclair, ordres sur ordres. Les officiers qui sont auprès de lui, les transmettent au pas de course. Toutes les pompes sont mises en mouvement. Le préfet maritime, le major-général, le chef d’administration, tous les directeurs et autres chefs de service sont groupés à l’entour du bassin et animent par leur présence les ouvriers et autres employés, dont le visage ruisselle de sueur. On déblaie avec une activité incroyable tout le terrain qui avoisine le Trocadéro. On dirige les pompes sur les bâtiments qui s’élèvent à coté du bassin. Les amarres du vaisseau le Trident sont à l’instant larguées, et une douzaine d’embarcations le mettent en rade.
Pendant que tout cela s’exécute, d’autres dispositions sont prescrites par le directeur du port sur lequel pèse toute la responsabilité dans un pareil sinistre, et qui est spécialement chargé de la conservation de l’arsenal. Il donne les ordres pour que les gardiens des bâtiments désarmés larguent leurs amarres au premier signal, que tous ces bâtiments puissent être mis à couvert de tout danger ultérieur, que tous les hommes proposés aussi à la garde des magasins où sont renfermés les gréements et autres objets du matériel de la flotte, se tiennent sur les quais avec les pompes afin d’être en mesure de les arroser si la chaleur devenait plus intense.
Neuf heures. – A neuf heures, le vaisseau présente l’aspect d’une nappe de feu ; l’air est sillonné par les flammes qui sortent de ses flancs. Le ciel prend une teinte rougeâtre qui inspire un sentiment d’admiration et d’horreur. A travers les ouvertures des sabords, on suit les progrès de l’incendie. On est stupéfait ; on redoute les suites de cet embrasement peut avoir. Le sémaphore de l’arsenal demande des secours aux bâtiments de la rade qui embarquent toutes leurs pompes et viennent se ranger autour du vaisseau incendié. L’eau des pompes commence d’abord, en se décomposant, par fournir un aliment au feu. Les flammes s’élèvent en gerbes et sont poussées par le vent nord-est. Quel spectacle horrible ! Quel mouvement extraordinaire règne sur ce point de l’incendie !
Chacun est là, maîtres, ouvriers, chefs de service, tout le monde fait son devoir, chacun met la main à l’ouvrage, les travaux sont suspendus partout. Les ouvriers quittent leurs ateliers et se forment en compagnies ayant à leur tête des officiers qui les dirigent. Le feu gagne dans un clin d’œil les cabanes des maitres qui se trouvent à coté du bassin. Les ouvriers et les marins s’arment aussitôt de haches et font raser dans un instant toutes ces maisonnettes en bois.
Aussitôt on s’empresse de jeter à la mer, et loin du foyer de l’incendie, tous les débris qui auraient pu servir d’aliment au feu. Les écluses du bassin sont ouvertes et laissent pénétrer l’eau, mais comme il faut plus de quatre heures pour le remplir, un lieutenant de vaisseau est expédié par le directeur pour demander la chaloupe du Montebello avec ses caronnades, afin de saborder le bateau-porte du bassin.
Dix heures. – Tous les postes de la ville et de l’arsenal sont doublés. Un demi-bataillon stationne sur la place d’armes ; de nombreuses sentinelles sont établies au bas des fortifications de la ville, pour empêcher l’évasion condamnés. On s’aperçoit au même instant que quinze forçats ont profité du désordre et se sont enfuis. Le maire de la ville, accompagné de ses adjoints, entre dans l’arsenal. On transporte plusieurs ouvriers et matelots, blessés par les débris de bois. Tout le couronnement du Trocadéro se détache tout embrasé avec un fracas épouvantable. On est effrayé de cette chute, mais cela ne fait que ranimer les travaux. Des milliers d’embarcations, montées par des officiers, remorquent les chalands et autres objets. Le bassin en construction, qui était remplis de débris en bois, est inondé immédiatement. Pour surcroit de précaution, on arrose continuellement les édifices entourant le bassin, les magasins particuliers, les murailles de l’hôpital du bagne, etc. Les vaisseaux amarrés au grand rang, situés non loin de là, ont leur amarres larguées, les pannes sont ouvertes, et des embarcations se tiennent auprès, afin de pouvoir les remorquer en rade en cas de nécessité. L’intensité de la chaleur est si forte, qu’elle occasionne le décrépissage d’une partie des constructions où se trouvent les pompes à vapeur du bassin.
Onze heures. – L’activité est si grande, les ouvriers et les matelots travaillent avec un zèle si admirable, les chefs se donnent tant mouvement, et le vent est si faible, que l’on conçoit l’heureuse espérance de maitriser le feu.
Midi, vingt minutes. – La moitié des ouvriers est autoriser à aller prendre un peu de repos, pour retourner immédiatement après. On est maître du feu extérieur. L’incendie se concentre au-dedans. Le vaisseau ne présente plus que l’aspect d’un squelette, que des tourbillons de flammes viennent éclairer par moments.
Deux heures. – On ne voit plus qu’une épaisse fumée qui sort de la cale, où l’incendie continue à faire encore quelques progrès. A quatre heures, la flamme ne se montre plus. Les ouvriers, marins et artilleurs pénétrer dans l’intérieur. Les pompes continuent à jouer. Tous les forçats avaient été, dés le matin, réintégrés dans les bagnes, à l’exception de ceux employés aux embarcations et de quelques autres affectés aux pompes.
Cinq heures. – Un garde de troupe de ligne vient encore renforcer les postes de l’arsenal. Des dispositions sont prises pour qu’une grande partie des ouvriers et des manouvriers couche dans le port et travaille toute la nuit. Le préfet maritime rentre dans l’arsenal. On est entièrement maître du feu. »
On le constate, l’article n’accuse personne. Tout le monde a fait son devoir, l’incendie est accidentel et n’est dû qu’à la malchance. Le lendemain, mardi 29 mars, nouvel article. Le ton est différent, la destruction du Trocadéro est maintenant dû à la négligence et aurait certainement pu être évité :
« Suite de l’incendie du vaisseau le Trocadéro. Notre correspondance particulière nous apporte de nouveaux détails sur l’incendie du Trocadéro. Toulon, le 24 mars 1836.
Nuit du 23 au 24 mars. – Le vaisseau a continué à brûler, mais faiblement, dans la nuit du 23 au 24 mars. De nouveaux détachements des équipages de ligne entrèrent dans l’arsenal, et vinrent se ranger à l’avant du bâtiment ; la cloche sonna pour la sortie des ouvriers qui ne faisaient point partie de la corvée de nuit. Cette sortie offrit un spectacle attendrissant ; les femmes et les enfants de tous ceux qui avaient été retenus dans le port encombraient les portes de l’arsenal, et les sentinelles avaient beaucoup de peine à contenir la populace, qui menaçait de forcer l’entrée.
Au jour la fumée diminue sensiblement et on n’en aperçoit plus à midi. Les hommes peuvent circuler dans l’intérieur du vaisseau.
On déblaye les alentours du bassin. Les débris incendiés sont transportés sur des chalands et on s’occupera demain à sortir la carcasse du Trocadéro qui est perdue en totalité. Il ne peut plus servir que comme bois de chauffage. Le chevillage en fer et en cuivre sera utilisé ailleurs. Tous les ateliers qui travaillaient pour le matériel de ce vaisseau ont ajournés leurs travaux. On estime que ce sinistre occasionnera une dépense de prés d’un million sept cent mille francs. Il faudra reconstruire toutes les cabanes qui ont été démolies, réparer le bassin qui a souffert beaucoup et faire nombre d’autres dépenses qu’on ne peut pas calculer en ce moment.
On pense que le ministre de la marine s’empressera de demander une enquête sur ce désastre qui fait une assez forte brèche sur le budget, et on ne tardera pas à nommer une commission au port de Toulon pour s’en occuper.
Depuis bien longtemps on avait renoncé à chauffer les bâtiments dans le bassin, à cause des inconvénients graves qui pouvaient en résulter. Sous l’empire, le vaisseau à trois ponts le Majestueux fut brusqué dans le bassin, mais ce vaisseau n’avait pas de voilure. On avait ensuite fermé tous les sabords et écoutilles, afin que les colonnes d’air ne vinssent pas raviver le feu, s’il venait à prendre quelque part. On mit aussi le feu du coté de l’avant, au lieu de le mettre à l’arrière. Un service de pompe avait été établi, et le bâtiment avait été arrosé avant de promener les torches enflammées pour découvrir toutes les coutures.
L’ingénieur en chef, le directeur des mouvements du port, suivi de tous les agents sous leurs ordres et tous en grande tenue, présidaient à cette opération qui ne donna aucun accident ; mais on reconnut néanmoins qu’il fallait plus recouvrir, et qu’il valait mieux abattre les bâtiments en carène pour les visiter.
On n’a pris aucune de ces précautions pour le Trocadéro, et les ouvriers, la veille du chauffage, disaient tous au public qu’on ne s’y prendrait pas mieux si on voulait bruler entièrement un vaisseau. Voilà des faits qui parlent, et le ministre prendra des informations qui ne manqueront pas de prouver s’il y a impéritie ou négligence. »
Comme précisé dans le précédent billet, une enquête fut bien ordonnée sur les causes de l’incendie du Trocadéro. Celle-ci, confiée à l’amiral Willaumez, assisté dans ses recherches par le baron Rolland, inspecteur-général des travaux du génie maritime, dura un mois et conclut qu’il n’y avait eu ni malveillance ni négligence. Si quelqu’un en sait plus que moi sur les suites de cette affaire, je suis preneur…
Encore une nouvelle histoire de marine du XIXe siècle – et à Toulon ! – bien intéressante à lire… Merci !