
Lancement du Friedland à Cherbourg le 4 avril 1840, par Antoine Chazal. Musée Thomas-Henry, Cherbourg-en-Cotentin.
« Le 4 avril 1840, à six heures et demie du matin, par un temps nébuleux, une brise froide agitant la plus haute marée, il se passait dans le port militaire de Cherbourg un de ces rares et majestueux événements où se révèle la puissance du génie de l’homme. On lançait à la mer le vaisseau le Friedland de 120 canons, aux acclamations de la ville et des environs, accourue pour assister à cette imposante cérémonie. »
Je publiais il y a quelques mois un billet « J’en ris encore » dans lequel j’expliquais que la multiplication des changements de nom des différents navires de guerre français entre 1793 et 1815, due aux nombreuses fluctuations politiques durant cette période, fut la cause de beaucoup de confusions, confusions que nous retrouvons d’ailleurs parfois encore aujourd’hui. J’avais cité pour l’exemple Pierre Le Conte et le cas du 118 canons l’Océan, trois-ponts qui porta pendant plusieurs jours deux noms officiels (!) J’aurais également pu évoquer le vaisseau de premier rang le Friedland, lancé à Cherbourg en 1840.
Dans son Mémoire pour servir à l’histoire de la Révolution de 1830 publié en 1832, Alexandre Mazas écrit à propos de ce navire :
« En revenant de cette visite, je parcourus les chantiers que je ne connaissais pas ; je m’arrêtai devant un vaisseau colossal en construction ; un écriteau placé sur la crête de la couverture portait ces mots : le duc de Bordeaux. Pendant que je contemplais ce magnifique navire, paré d’un nom qui allait être proscrit, je vis grimper une foule d’ouvriers avec des échelles ; ils détachèrent ce malheureux écriteau pour le remplacer par un autre, que l’on hissait avec des cordes ; cette manœuvre me serra le cœur ; cependant je restai, car j’étais curieux de savoir comment on allait baptiser ce navire. Je m’attendais à un Lafayette ou à quelque chose de semblable, lorsqu’enfin je pus lire le glorieux nom de Friedland. Je tressaillis de plaisir : à la bonne heure, dis-je tout haut, celui qui a ordonné une pareille chose est un bon Français et un homme d’esprit. Un bourgeois qui regardait ainsi que moi eut la bonté de me donner une petite explication, qui redressa mon jugement et éclaircit la matière : « Ce vaisseau, me dit-il , fut commencé peu de temps après le gain de la bataille de Friedland, il en reçut le nom ; mais à la naissance du fils de Napoléon, on y substitua celui de Roi de Rome. Enfin, lorsque le fils du malheureux duc de Berry vint au monde, on changea encore le nom du navire, et on le décora de celui de Duc de Bordeaux. Il a paru tout simple de revenir au titre primitif, ce qui aura au moins le mérite de ne fâcher personne et d’éviter les équivoques » – C’est juste, répondis-je. »
L’histoire semble plausible : le Roi de Rome rebaptisé le Duc de Bordeaux, c’est presque aussi symbolique que le 118 canons l’Impérial renommé le Royal Louis en 1814. Elle est confirmée par le journal Le Phare de la Manche, qui publie en 1837 un article sur le Friedland à l’occasion de son lancement prochain. En voici un extrait (la totalité de l’article est retranscrite en fin de billet) :
« Le Friedland, cet énorme vaisseau à trois ponts, devant lequel s’extasient tous les étrangers qui visitent le port militaire de Cherbourg, est là en construction depuis 27 ans ; il fut mis en chantier en 1810 […] On l’appela le Friedland, du nom de cette grande bataille qui amena l’entrevue du Niemen et la paix de Tilsitt. Le 20 mars 1811, le roi de Rome vint au monde, et le vaisseau le Friedland changea son nom pour celui de Roi de Rome. [En 1814] l’empereur Napoléon quitte l’île d’Elbe sur le brick l’Inconstant, débarque à Cannes, et vient reconquérir la France […] l’Inflexible fut débaptisé et reprit le nom de Roi de Rome. Après nos désastres de Waterloo, vint la seconde restauration de Louis XVIII : le Roi de Rome fut badigeonné de nouveau et le nom si mal justifié, l’Inflexible, s’inscrivit pour la deuxième fois au fronton du colosse. Cinq ans plus tard, l’enfant de l’infortuné duc de Berry donna son nom au vaisseau ; l’Inflexible, déjà balloté par tant de baptêmes, en reçut encore un, et s’appela le Duc de Bordeaux. Enfin, la révolution de 1830 ayant expulsé du sol français la branche aînée des Bourbons, le vaisseau changea d’appellation pour la septième fois ; son premier nom de Friedland lui fut rendu. »
Ces deux textes sont toutefois infirmés par M. Lefebvre, Directeur des constructions navales, qui écrit en 1843 dans une Notice sur le vaisseau le Friedland de 120 bouches à feu. Mémoires de la Société royale académique de Cherbourg :
« Le vaisseau le Friedland, de 120 bouches à feu du calibre de 30, qui a été mis à l’eau à Cherbourg le 4 avril 1840, y avait été mis en chantier le 12 mai 1812, sous le nom d’Inflexible. Une erreur généralement répandue est que ce vaisseau a porté le nom de Roi de Rome. Non seulement cela n’est pas exact, mais il est aisé de croire que s’il avait porté ce nom, il l’aurait reçu dés l’origine, puisque le roi de Rome était né plus d’un an avant que la quille de l‘Inflexible fut posée. L’Inflexible a reçu le nom de Duc de Bordeaux au mois d’avril 1821, et celui de Friedland au mois d’août 1830. »
Effectivement, force est de constater que les deux premiers documents cités sont inexacts. En vérité, il semble qu’il y ait eu confusion entre trois vaisseaux :
– Le Friedland, vaisseau deux-ponts de 80 canons lancé en 1810 en présence de l’Empereur Napoléon et de l’Impératrice Marie-Louise. Le vaisseau est finalement donné à la Hollande en 1814, suite à l’abdication de Napoléon et la perte d’Anvers par la France.

Lancement du vaisseau de 80 canons le Friedland dans l’arsenal d’Anvers, le 2 mai 1810, en présence de Napoléon Ier. Par Mattheus Ignatius van Bree.
– Le Roi de Rome, vaisseau trois-ponts de 118 canons mis en chantier à Brest peu après la naissance du fils de l’Empereur en 1811, renommé semble-t-il l’Inflexible durant la Première Restauration en 1814, puis le Sans-Pareil durant la Seconde en 1815. Un document très intéressant publié aux Annales maritimes et coloniales de 1820 évoque sa fin : « Vaisseaux en construction à la fin de 1819 – Sur les 19 vaisseaux en construction, on vient de voir que 8 ont été mis à l’eau ; il devrait donc en rester 11, mais l’un d’eux, le Sans-Pareil de 118 a été démonté en juin 1816 parce que sa membrure, peu avancée, dépérissait sur les chantiers ; et sur la fin de 1818, il a été jugé plus utile de l’employer à la refonte du vaisseau le Wagram, de 118 canons. Il ne reste donc plus que 10 vaisseaux en construction au 1er janvier 1820. »
– L’Inflexible, vaisseau trois-ponts de 118 canons mis en chantier à Cherbourg en 1812, renommé le Duc de Bordeaux en 1821, puis le Friedland en 1830, au début de la Monarchie de Juillet. Lancé en 1840, le Friedland est très vite envoyé en Méditerrané, où il intègre l’escadre d’évolution. Il participe à la guerre de Crimée au sein de la 1ère escadre (mer Noire) en 1854-1855. En 1857, il est décidé de le transformer en mixte, sans suite… Le bâtiment est finalement transformé en ponton-caserne en 1865 et est renommé le Colosse.
La longue période de construction du navire (1812-1840) peut également étonner. Elle s’explique par l’adoption dés le début de la Restauration d’une méthode économique consistant à conserver sur cale la moitié des navires de guerre, vaisseaux et frégates, de la Marine française. Presque achevés, ces bâtiments devaient en théorie pouvoir être terminés et armés rapidement pour remplacer un navire rayé des listes ou en cas de conflit. L’ordonnance du 1er février 1837 prévoyait ainsi une flotte de 40 vaisseaux et 50 frégates : la moitié (c’est à dire 20 vaisseaux et 25 frégates) à flot et immédiatement disponibles, l’autre moitié sur cale, achevée au 22/24e seulement.
Dans un article sur l’Avenir de notre marine publié dans la Revue des Deux Mondes en 1840, le journaliste Louis Reybaud critique cette pratique, qui finit par disparaitre à l’époque du Second Empire : « Si l’on modifie la science navale, il faut se garder de retomber dans les erreurs du passé. Pour tout homme de sens, n’est-ce pas un douloureux spectacle que celui de ces vaisseaux et de ces frégates qui ont pourri dans nos ports et sur nos chantiers, sans avoir vu seulement la mer, sans avoir rendu le moindre service ? Au bout de vingt cinq ans et même moins, un bâtiment est perdu ; il est à fondre ou à refaire. La coque du Friedland, qui vient d’être lancé à Cherbourg, a été renouvelée trois fois : ce vaisseau seul nous coûte déjà 3 millions. On ne peut pas évaluer à moins de 200 millions le total de ce matériel sans cesse dépérissant, sans cesse renouvelé. Jamais la fable du tonneau des Danaïdes ne trouva une application plus vraie. »
Il est à noter pour finir qu’un dernier navire de guerre français d’importance porta le nom de Friedland, une frégate cuirassée assez proche du type Océan. Lancée à Lorient en 1873, elle fut définitivement désarmée en 1898 et condamnée en 1902. Et c’est déjà une autre histoire !

« Le Friedland, vaisseau de 1er rang en panne a l’entrée du Bosphore » par Lebreton. La scène se passe en 1853, l’escadre franco-britannique se dirige vers la Mer Noire au début de la guerre de Crimée.
*** Annexes :
1/ Dans sa Notice sur le vaisseau le Friedland de 120 bouches à feu, déjà citée, Lefebvre évoque également les difficultés liées au lancement du vaisseau. Bien que le texte soit assez technique, il m’a semblé intéressant de le retranscrire :
« A l’époque où ce vaisseau fut commencé, la couverture de sa cale n’existait pas encore, et il est resté, sans abri, exposé à toutes les injures du temps, jusqu’en 1821. Sa membrure avait tellement souffert, qu’il fut reconnu nécessaire de faire une grande réparation à ses fonds en 1822 et 23, et une plus grande encore à ses hauts et à ses ponts en 1832 et années suivantes. Ces réparations, qu’on ne peut pas évaluer à moins de 1/3 de la construction totale, étaient terminées ; mais la coque de ce vaisseau n’était pourtant pas à plus des 3/4, lorsque l’ordre fut donné, au mois de septembre 1839, de finir et mettre à l’eau le Friedland.
Alors se présenta une difficulté prévue depuis longtemps, celle de la mise à l’eau de ce vaisseau. Cette difficulté provenait de la position donnée aux cales de construction de l’avant-port de Cherbourg, telle que dans les hautes mers d’équinoxe même, il ne restait pas sur leurs extrémités assez d’eau pour faire flotter l’avant d’un vaisseau de ce rang. Par qui et comment cette position a été déterminée dans le temps, c’est ce que personne aujourd’hui ne peut dire, ou du moins prouver. Il est à remarquer que les cales et avant-cales ont été faites, et quatre vaisseaux mis dessus, avant l’introduction de l’eau dans l’avant-port.
Deux choses importantes sont à prendre en considération dans le lancement d’un vaisseau 1/ que lorsque son centre de gravité est au moment de dépasser l’extrémité de l’avant-cale, la partie déjà plongée le soit assez pour que son déplacement supporte son poids; sans quoi le vaisseau basculerait autour de l’arête de cette avant-cale, au grand détriment de sa solidité ; 2/ que lorsque le vaisseau quitte tout à fait sa cale, il ait sur l’extrémité assez d’eau pour que l’avant du bâtiment flotte, sans quoi cet avant éprouverait une chute verticale qui pourrait occasionner des avaries graves. Il faut, pour comprendre cela, savoir que c’est l’arrière d’un bâtiment qui entre le premier dans l’eau.
D’après un calcul basé sur l’expérience, le 4 avril, jour fixé pour le lancement du Friedland, la mer ne devait monter sur l’extrémité de l’avant-cale que de 2 mètres 98. Quoiqu’il fût difficile de déterminer exactement d’avance les tirants d’eau du Friedland, même par analogie avec ceux des bâtiments de même rang, lancés précédemment, à cause de la dessiccation des bois résultant d’un séjour de 28 ans sur les chantiers, on l’estimait approximativement de 4 mètres 15 à 4 mètres 20 à l’avant, y compris l’épaisseur de la semelle sur laquelle poserait la quille. Il devait donc manquer 1 mètre 22 pour que l’avant du vaisseau flottât en abandonnant la cale.
Deux moyens se présentaient à l’esprit pour remédier a ce manque d’eau, le prolongement de l’avant-cale, ou l’emploi de chameaux c’est-à-dire de ces caisses qui, appliquées à un bâtiment, augmentent suffisamment son déplacement et diminuent par conséquent son tirant d’eau. Le prolongement de l’avant-cale semblait offrir une grande difficulté d’exécution et peu de sûreté pour le lancement, car il s’agissait d’établir une plate-forme assez solide pour porter une grande partie du poids énorme du vaisseau, et cela avec une profondeur d’eau de 14 mètres de mer haute, sur un fond de rocher, mais recouvert d’une couche de remblais accidentels d’une épaisseur inégale, formée de vase, de copeaux et même de pièces de bois. Cette plate-forme devant former le prolongement exact et invariable de d’avant-cale.
M. l’ingénieur Besuchet, chargé de la construction du vaisseau, proposait un moyen fort ingénieux de construire ce prolongement. On ne peut pas affirmer qu’il n’eut pas été suffisant, et sans doute il eût été d’une exécution moins dispendieuse que celle des chameaux ; mais comme, en pareil cas, la sûreté était la première condition, et que les chameaux offraient toute celle désirable, je m’étais arrête à leur emploi, lorsque M. l’ingénieur Daviel me proposa un moyen tout nouveau pour lui et pour moi, que je m’empressai de soumettre à M. l’inspecteur général du génie maritime. Ma lettre d’envoi se croisa avec celle dans laquelle celui-ci m’indiquait le même moyen, comme ayant déjà réussi ailleurs. Il s’agissait de substituer au plan incliné sur lequel on fait ordinairement glisser les bâtiments de leurs chantiers à la mer, une surface cylindrique circulaire telle que le point de l’arc du cercle générateur correspondant à l’arête inférieure de l’avant-cale se trouvât au-dessous du plan prolongé de la surface inférieure de la quille, de la quantité dont on eût désiré que cette avant-cale même fût abaissée.
Ce moyen simple est celui qui a été adopté et mis en usage pour le lancement du Friedland. Pour cela, on a supposé que la circonférence du cercle générateur, dont le calcul avait déterminé le rayon de 2456 mètres, était tangente à la direction du dessous de la quille au milieu de sa longueur. On a calculé de mètre en mètre, les ordonnées de ce cercle rapportées sa tangente par la formule ordinaire.
Je ne m’arrêterai pas à décrire les moyens d’exécution employés pour donner la forme rigoureusement exacte de l’arc de cercle déterminé aux trois coulisses, sur lesquelles devaient glisser la quitte au centre, et les couetes sur les côtés ; il est facile de les imaginer, et, du reste, l’opération du lancement n’a différé en rien de ce qu’elle eût été sur un plan droit. Elle a eu un plein succès. Je ferai remarquer seulement que par la substitution au plan droit, d’une courbe dont la tangente est au milieu de la longueur du bâtiment, la pente de la coulisse se trouve diminuée pour sa moitié supérieure, et augmentée pour sa moitié inférieure ; que cette pente allant toujours en augmentant, la vitesse de descente s’accélère dans un plus grand rapport que sur un plan droit tangent à la courbe, comme on l’a expliqué ci-dessus ; que si l’accélération de la vitesse n’a rien de défavorable, lorsqu’on a un espace libre à faire parcourir au bâtiment, il peut en être autrement dans un local trop restreint ; que, d’un autre côté, la rapidité de l’extrémité de l’avant-cale tend a faire plonger le bâtiment d’une quantité qui pourrait ralentir sa course d’une manière fâcheuse en sorte qu’il ne faut employer la forme circulaire des coulisses qu’avec réflexion, et après s’être rendu compte des effets divers qui en doivent résulter.
Le spectacle si majestueux et si rare du lancement d’un vaisseau, du 1er rang avait attiré a Cherbourg un concours immense de curieux, non-seulement des environs, mais des parties éloignées de la France. Peu d’entre eux connaissaient ou pouvaient apprécier les difficultés que l’art avait eu à vaincre ; mais c’est seulement sous ce dernier rapport que j’ai pensé que cette note pourrait offrir quelque intérêt aux personnes instruites. »
2/ Article du journal Le Phare de la Manche publié en 1837 :
« Le Friedland, cet énorme vaisseau à trois ponts, devant lequel s’extasient tous les étrangers qui visitent le port militaire de Cherbourg, est là on construction depuis 27 ans ; il fut mis en chantier en 1810, sous le drapeau d’Austerlitz, alors que la grande épée de Napoléon gouvernait l’Europe continentale après l’avoir conquise. Sa quille, tous ses membres et une partie de ses bordages furent façonnés au Havre. La guerre entre l’empire français et la Grande-Bretagne était dans toute sa force ; les stations anglaises surveillaient nos côtes, rendaient les communications maritimes difficiles, et l’on conçoit qu’il était plus aisé de transporter des bois travaillés que des bois bruts. Mais un navire, chargé d’une partie des bois tors du vaisseau, fut pris par l’ennemi, dans la traversée du Havre à Cherbourg, et conduit à Portsmouth, d’où les pièces de membrures ne sont jamais revenues. On remplaça du mieux que l’on put les morceaux absents, et le squelette du bâtiment fut formé. Ce vaisseau, monument des révolutions et des vicissitudes politiques qui ont agité la France depuis un quart de siècle, est à lui seul une page de notre histoire. Il fut mis sur sa cale, comme nous venons de le dire, en 1810. On l’appela le Friedland, du nom de cette grande bataille qui amena l’entrevue du Niemen et la paix de Tilsitt. Le 20 mars 1811, le roi de Rome vint au monde, et le vaisseau le Friedland changea son nom pour celui de Roi de Rome. L’empereur Napoléon quitte l’île d’Elbe sur le brick l’Inconstant, débarque à Cannes, et vient reconquérir la France avec le seul prestige de sa redingote grise et de son petit chapeau ; l’Inflexible fut débaptisé et reprit le nom de Roi de Rome. Après nos désastres de Waterloo, vint la seconde restauration de Louis XVIII : le Roi de Rome fut badigeonné de nouveau et le nom si mal justifié, l’Inflexible, s’inscrivit pour la deuxième fois au fronton du colosse. Cinq ans plus tard, l’enfant de l’infortuné duc de Berry donna son nom au vaisseau ; l’Inflexible, déjà balloté par tant de baptêmes, en reçut encore un, et s’appela le Duc de Bordeaux. Enfin, la révolution de 1830 ayant expulsé du sol français la branche aînée des Bourbons, le vaisseau changea d’appellation pour la septième fois ; son premier nom de Friedland lui fut rendu. Mis en chantier sous l’oriflamme impériale, le pavillon tricolore l’a couronné pour son dernier baptême.
Après avoir tracé l’historique de ce vaisseau, passons à sa description. Le Friedland a 150 pieds de longueur de quille et 220 pieds de tête en tête; son ban ou largeur est de 52 pieds, et sa cale de 25 pieds ; son creux du haut en bas est de 48 pieds. Il est à trois batteries : la première recevra 32 pièces de 36 ; la deuxième 30 pièces de 24, et la troisième 30 pièces de 12 ; les autres pièces seront placées sur les gaillards, et sur la dunette seront mis des obusiers. Le colosse est disposé pour recevoir 126 bouches à feu, et comme on donne 60 coups par canon, il faudra embarquer à son bord 7,560 boulets, si on l’arme jamais en guerre. Son grand mât seul à 120 pieds de longueur et 9 à 10 de périphérie ; il pèse au-delà de 40 milliers. Le grand mât de hune a 72 pieds, et celui de perroquet, avec perroquet volant, 52 pieds ; ce qui donne à la mâture une hauteur totale de 244 pieds. La grande vergue a 110 pieds de longueur et la vergue de misaine 100 pieds. Ses câbles sont au nombre de six ; le plus fort a 25 pouces de circonférence et pèse environ 1,800. Il y a autant d’ancres que de câbles ; elles pèsent ensemble environ 60,000. Les cordages nécessaires au gréement du vaisseau forment un poids de plus de 840,000. Il entre dans la confection d’un vaisseau comme le Friedland, 113,000 pieds cubes de bois de chênes, à 60 livres le pieds, ce qui donne un poids de 6,780,000 livres ; 138,900 livres de fer de toute espèce ; 91,763 livres de cuivre, savoir : cuivre en barre pour chevilles et clous 55,525 livres ; rondelles de cuivre 454 livres ; 2,525 feuilles de cuivre à doublage, pesant 30,824 livres et clous en cuivre pour doublage, 4,960 livres. Il faut 6,290 livres de plomb laminé ; 40,000 livres d’étoupe noire ; 25,000 livres de brai gras ; 14,000 livres de brai sec, et 4,730 livres de goudron. Sa voilure emploie 31,395 mètres de toile, on 28,163 aunes ; et comme un jeu de voile de rechange est nécessaire il faudra 62,790 mètres de toile, ou 56,326 aunes. La confection de son grand pavillon seulement emploie 270 mètres de toile. Le lestage du vaisseau exige 700 tonneaux de gueuses de fer, 1,400,000 livres. »
Un billet du site Trois-Ponts! (Armement du vaisseau à trois ponts le Montebello (1834)) cite, pour les vaisseaux de cette classe, des chiffres auxquels on peut comparer ceux ci-dessus.